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Il se relève, scrute rapidement à droite puis à gauche et se décide. Il traverse en courant et replonge dans le bois au moment où débouche la camionnette de M. Kowalski.

Antoine se jette dans le fossé et s’immobilise. La camionnette file sur la route.

Antoine n’attend pas, il recommence à courir. À trois cents mètres de l’entrée de la ville, il reste un moment dans les fourrés, mais sent qu’il ne faut pas réfléchir, au contraire se décider, vite. Il quitte le bois et se met à marcher d’un pas qu’il espère assuré ; il cherche sa respiration.

A-t-il l’air normal ? Il se recoiffe. Il a quelques égratignures aux mains, rien de trop voyant, il brosse d’une main pressée la terre, les brindilles accrochées à sa chemise, à son pantalon…

Il pensait qu’il aurait peur de rentrer à la maison, mais non, au contraire, la boulangerie, l’épicerie, le portail de la mairie, ces lieux familiers le ramènent à la vie habituelle, mettent le cauchemar à distance.

Pour masquer la déchirure de sa manche de chemise, il en cherche le poignet pour le serrer dans sa paume.

Il baisse les yeux.

Il a perdu sa montre.

3

C’était une montre de plongée avec un cadran noir, un bracelet fluo vert et un nombre impressionnant de fonctions : un tachéomètre, une lunette tournante indiquant l’heure dans le monde, une autre pour mesurer le temps, une calculatrice… C’était une montre très large, démesurée pour le poignet d’Antoine, mais c’est justement ça qui lui plaisait. Pour avoir l’autorisation de l’acheter, il avait dû harceler sa mère pendant des semaines et ne l’avait obtenue qu’en échange d’un tas de promesses et d’engagements divers et au terme d’une leçon de morale sur les concepts d’épargne, de nécessité et de futilité, de gestion du désir, et quelques autres notions assez obscures pour lui que sa mère trouvait dans les magazines, dans les articles consacrés à l’enfance et à l’éducation.

Comment allait-il s’expliquer sur la disparition soudaine de cette montre ? Parce que sa mère allait s’en inquiéter, à coup sûr, pour ces choses-là, elle avait un œil infaillible.

Devait-il retourner sur ses pas ? Où pouvait-il l’avoir perdue ? Peut-être était-elle tombée dans la fosse, sous le grand hêtre… Et s’il l’avait perdue sur le chemin de retour ? Sur la route peut-être même ? Serait-ce une preuve contre lui si quelqu’un la trouvait ? Pire, est-ce que ça n’allait pas carrément guider les recherches et mener tout droit vers lui ?

Perturbé par ces questions, Antoine ne s’aperçut pas immédiatement qu’il régnait une activité anormale dans le jardin des Desmedt.

Une certaine effervescence agitait un groupe de sept ou huit personnes, des femmes pour l’essentiel, l’épicière, qu’on ne voyait jamais dans sa boutique, Mme Kernevel, Claudine, et même la vieille Mme Antonetti, maigre jusqu’à l’évanescence, qui chevrotait et plantait dans votre regard ses yeux bleus de sorcière et avec ça, méchante comme une teigne.

Cet essaim masquait la silhouette de Mme Desmedt, dont on ne percevait que faiblement la voix un peu nasillarde. Elle était enrhumée d’un bout à l’autre de l’année. « L’allergie à la sciure, assurait-elle toujours d’un ton docte. Dans un pays pareil, qu’est-ce que vous voulez faire… ! » Elle laissait alors retomber ses bras, ses mains claquaient sur ses cuisses avec un bruit de gifle pour souligner la fatalité à laquelle elle était condamnée.

Lorsqu’il vit cette agitation dans le jardin, Antoine ralentit. Il entendit derrière lui des pas précipités, c’était Émilie. Elle arrivait à sa hauteur, tout essoufflée, lorsqu’une voix s’écria :

— Tiens, le voilà ! Voilà Antoine !

Jouant des coudes, Mme Desmedt quittait le jardin, son mouchoir à la main, et courait vers lui. Le groupe entier se précipita à sa suite.

— Sais-tu où est Rémi ? demanda-t-elle précipitamment.

Il comprit à l’instant même que jamais il ne parviendrait à mentir. La gorge serrée, il hocha la tête. Non…

— Alors…, lâcha Mme Desmedt.

Ce seul mot, prononcé d’une voix étranglée, était chargé d’une telle angoisse qu’Antoine faillit éclater en sanglots. Ce n’est qu’à l’intervention de l’épicière qu’il dut de se retenir :

— Il n’était pas avec toi…

Il avala sa salive, regarda autour de lui. Son regard tomba sur Émilie qui, arrêtée dans son élan vers Antoine, suivait cette scène avec une grande curiosité. Il parvint à répondre d’une voix basse :

— Non…

Il était près de s’effondrer lorsque l’épicière reprit :

— Où l’as-tu vu pour la dernière fois ?

Il s’apprêtait à dire qu’il ne l’avait pas vu de la journée. Le visage blanc comme un linge, il désigna vaguement le jardin. Les commentaires repartirent de plus belle.

— Mais enfin, s’écria l’épicière, il ne s’est quand même pas volatilisé, cet enfant !

— S’il avait traversé le quartier, on l’aurait vu…

— Allez savoir… !

Mme Desmedt continuait de fixer Antoine, mais elle donnait plutôt l’impression de regarder à travers lui et de prendre réellement conscience de ce qui était en train de se passer. Sa lèvre inférieure pendait, son regard était figé. Son accablement atteignit Antoine en plein cœur.

Il pivota lentement et, sans même regarder Émilie, se dirigea vers chez lui.

Avant d’ouvrir la porte, il se retourna. Il trouva à Mme Desmedt une curieuse ressemblance avec la femme de M. Préville, qui échappait parfois à la vigilance de sa garde-malade et qu’on retrouvait hagarde dans la rue, à hurler après sa fille unique qui était morte depuis plus de quinze ans. À côté du spectacle de ce malheur, de cet accablement, la blondeur d’Émilie, sa fraîcheur, faisait un contraste douloureux.

En entrant chez lui, Antoine ressentit un soulagement. Dans le salon, le sapin de Noël tout enguirlandé scintillait comme une enseigne de magasin.

Il avait menti et on l’avait cru. Était-il tiré d’affaire pour autant ?

Et cette montre…

Sa mère n’était pas encore à la maison, mais elle n’allait pas tarder. Il grimpa à l’étage, ôta sa chemise, la roula en boule et la glissa sous son matelas. Il enfila un T-shirt propre, s’approcha de la fenêtre, écarta très légèrement le rideau et il aperçut dans la rue la lourde carcasse de M. Desmedt qui rentrait de l’usine et qui avançait en direction du jardin où le petit groupe était revenu. Il dégageait une telle puissance, une telle brutalité, qu’Antoine recula… La seule idée de se trouver en présence de cet homme lui tordait le ventre. Une nausée le saisit, il plaqua sa main sur sa bouche, n’eut que le temps de courir aux toilettes et de se pencher…

Ils finiraient par trouver le corps de Rémi et ils reviendraient lui poser des questions.

Il alla jusqu’à sa chambre, les jambes lui manquèrent, il tomba à genoux.

Dans moins d’une heure peut-être, si l’on ramassait sa montre sur le chemin, que l’on s’apercevait qu’il avait menti…

Une brigade de gendarmerie cernerait la maison pour l’empêcher de s’enfuir. On investirait les lieux, ils seraient trois, quatre même. Armés, ils monteraient lentement l’escalier le dos au mur, tandis qu’au mégaphone, dehors, on lui intimerait l’ordre de se rendre, de descendre les mains en l’air…. Il ne pourrait pas se défendre. On lui passerait aussitôt les menottes. « C’est toi qui as tué Rémi ! Où as-tu caché le corps ? »