Les trois sorcières se tenaient en haut de l’escalier qui menait à la porte principale du donjon et embrassaient du regard la marée de visages.
« Là, y a mon Jason, dit joyeusement Nounou. Et puis Wane, et Darron, et Kev, et Trev, et Nev…
— Je me souviendrai de leurs têtes, dit lord Kasqueth qui émergea entre elles et leur posa une main sur l’épaule. Et voyez-vous mes archers sur les remparts ?
— J’les vois, fit Mémé, la mine sombre.
— Alors souriez et saluez de la main, dit le duc. Ainsi le peuple comprendra que tout va bien. Après tout, n’êtes-vous pas venues me voir aujourd’hui pour affaires d’État ? »
Il se pencha tout près de Mémé.
« Oui, il y a des centaines de choses que vous pourriez faire, dit-il. Mais pour en aboutir au même point. » Il recula. « Je ne suis pas un homme déraisonnable, j’espère, ajouta-t-il d’une voix enjouée. Peut-être que si vous persuadiez la populace de se calmer, j’accepterais d’alléger un peu mon autorité. Je ne promets rien, bien entendu. »
Mémé ne répondit pas.
« Souriez et saluez », ordonna le duc.
Mémé leva une main, l’agita vaguement et se fendit d’un bref rictus dépourvu du moindre humour. Puis elle fronça les sourcils et donna un coup de coude à Nounou Ogg qui saluait et faisait des grimaces comme une malade.
« Pas besoin de s’emballer ! siffla-t-elle.
— Mais y a Reet, Sharleen et leurs bébés. Ouh-ououh !
— Tu vas la fermer, espèce de vieux balai débile ! fit sèchement Mémé. Et ressaisis-toi !
— Très bien, bravo », dit le duc. Il leva les mains, ou plutôt la main. L’autre lui faisait toujours mal. Il avait encore essayé la râpe la veille au soir, mais ça n’avait pas marché.
« Peuple de Lancre, cria-t-il, n’ayez plus d’alarme ! Je suis votre ami. Je vous protégerai des sorcières ! Elles ont accepté de vous laisser tranquilles ! »
Mémé le considérait tandis qu’il parlait. C’est un de ces maniaques dépressifs, se disait-elle. Avec des hauts et des bas, comme un chaipasquoi. Il vous assassine et, la seconde d’après, il vous demande comment ça va.
Elle eut conscience qu’il la regardait, l’air d’attendre quelque chose.
« Quoi ?
— J’ai dit : je vais maintenant laisser la parole à l’honorée Mémé Ciredutemps, ha-ha, fit-il.
— Vous avez dit ça, hein ?
— Oui !
— Vous dépassez les bornes.
— Oui, c’est vrai ! » Le duc gloussa.
Mémé se tourna vers la foule qui attendait et qui se tut.
« Rentrez chez vous », dit-elle.
Un silence plus long s’ensuivit.
« C’est tout ? demanda le duc.
— Oui.
— Et les serments d’allégeance éternelle ?
— Comment ça ? Gytha, veux-tu arrêter d’faire signe à tout l’monde !
— Pardon.
— Et maintenant, on va y aller, nous aussi, fit Mémé.
— Mais nous nous entendions si bien, dit le duc.
— Viens, Gytha, fit Mémé, glaciale. Et Magrat, où elle a la tête ? »
Magrat leva un regard coupable. Elle était en grande conversation avec le fou, mais le genre de conversation où les deux protagonistes passent beaucoup de temps à se contempler les pieds et à se tripoter les ongles. L’amour véritable, c’est quatre-vingt-dix pour cent d’extrême confusion et de feu aux oreilles.
« On s’en va, dit Mémé.
— Vendredi après-midi, n’oubliez pas, souffla le fou.
— Enfin, si j’peux », fit Magrat.
Nounou Ogg lui lança un regard polisson.
Et ainsi Mémé Ciredutemps descendit rapidement les marches et traversa la cohue alors que les deux autres couraient sur ses talons. Plusieurs gardes rigolards croisèrent son regard et le regrettèrent, mais ici et là, dans la foule de spectateurs, s’échappait un ricanement à peine réprimé. En trombe elle franchit l’entrée, passa le pont-levis et traversa la ville. Quand elle marchait vite, Mémé battait la plupart des gens à la course.
Derrière elles, le duc, qui venait de passer le dernier pic euphorique dans les montagnes russes de sa folie et chutait à toute vitesse vers le bassin du désespoir, riait aux éclats.
« Ha, ha. »
Mémé ne s’arrêta pas avant d’être sortie de la ville et d’avoir gagné l’abri accueillant de la forêt. Elle quitta la route et se laissa tomber sur une bille de bois, la figure dans les mains.
Les deux autres s’approchèrent prudemment. Magrat la tapota dans le dos.
« Vous laissez pas abattre, dit-elle. Vous vous en êtes très bien tirée, on a trouvé.
— Je m’laisse pas abattre, j’réfléchis, dit Mémé. Allez-vous-en. »
Nounou Ogg haussa les sourcils à l’intention de Magrat en manière d’avertissement. Elles se retirèrent à distance convenable, même si, vu l’état d’esprit présent de Mémé, l’univers voisin risquait de faire encore trop près, et elles s’assirent sur une pierre moussue.
« Ça va, vous ? demanda Magrat. Ils vous ont rien fait, hein ?
— Pas posé une seule fois la main sur moi », répondit Nounou. Elle renifla. « C’est pas d’la vraie royauté, ceux-là, ajouta-t-elle. Le vieux roi Gruneweld, par exemple, il aurait pas perdu de temps à remuer des trucs sous le nez des gens pour les menacer, lui. Il y serait pas allé par quatre chemins, des aiguilles sous les ongles tout de suite, ç’aurait pas traîné. Pas de rires démoniaques, de ces machins-là. C’était un vrai roi, lui. Très courtois.
— Il menaçait de vous brûler.
— Oh, ça, je l’aurais pas permis. T’as un amoureux, j’ai vu, fit Nounou.
— Pardon ?
— Le jeune gars avec les clochettes. Qu’a une tête d’épagneul qui vient de recevoir un coup de pied.
— Oh, lui. » Magrat rougit violemment sous son maquillage blafard. « C’est juste un type, comme ça. Il arrête pas de me suivre.
— Ça peut devenir pénible, c’est sûr, dit Nounou d’un ton solennel.
— En plus, il est tout petit. Et faut tout l’temps qu’il gambade partout.
— Tu l’as bien regardé, n’est-ce pas ? fit la vieille sorcière.
— Pardon ?
— Non, hein ? C’est ce qu’il me semblait. Il est drôlement malin, ce fou. Il aurait dû faire l’acteur.
— Comment ça ?
— La prochaine fois, regarde-le avec des yeux de sorcière, pas avec des yeux de femme, dit Nounou qui donna un coup de coude complice à Magrat. Du bon travail, avec la porte, là-bas, reprit-elle. Tu commences à bien te débrouiller, j’trouve. J’espère que tu lui as dit, pour Gredin.
— Il a promis qu’il allait le faire sortir tout de suite, Nounou. »
Elles entendirent grogner Mémé Ciredutemps.
« Vous l’avez entendu, le ricanement dans la foule ? fit-elle. Quelqu’un a ricané ! »
Nounou Ogg s’assit près d’elle.
« Et y en a deux qu’ont montré du doigt, dit-elle. Je sais.
— On peut pas tolérer ça ! »
Magrat s’assit à l’autre bout de la bille de bois.
« Y a d’autres sorcières, dit-elle. Y en a des tas plus haut dans les montagnes du Bélier. Peut-être qu’elles pourraient vous aider. »
Les deux autres la regardèrent d’un air de surprise peinée.
« J’crois pas qu’on a besoin d’aller jusque-là, renifla Mémé. Demander de l’aide.
— Très mauvaise habitude, approuva Nounou Ogg.
— Mais vous avez bien demandé à un démon de vous aider, fit Magrat.
— Non, répliqua Mémé.