— Parfaitement. Non, renchérit Nounou.
— On lui a demandé d’nous assister.
— ’faitement. »
Mémé Ciredutemps étendit les jambes et se considéra les chaussures. De bonnes et solides chaussures, à clous et fers en forme de croissant ; impossible de croire qu’elles sortaient des mains d’un cordonnier, on avait posé une semelle et bâti le reste à partir de là.
« Y a bien cette sorcière, là-bas, du côté de Skund, dit-elle. La sœur Machin, chaipasquoi, son fils est parti comme marin… Tu sais, Gytha, celle qui renifle et qui pose des théières sur l’dossier des fauteuils dès qu’on s’assoit…
— Des têtières. Elle s’appelle Grodley, fit Nounou Ogg. Elle lève le p’tit doigt quand elle boit son thé, elle parle en mettant des h partout, pour faire chic.
— Houi. Bon. Je m’suis pas habaissée hà lui parler depuis cette histoire de gibet, si tu t’souviens. J’dirais qu’helle hadorerait ça, venir fouiner par hici, fourrer ses doigts dans tous les coins, renifler et nous donner des conseils. Oh, oui. De l’haide. On serait dans de beaux draps si on s’amusait à s’haider pour un houi pour un non.
— Oui, et là-bas, du côté de Skund, les arbres vous parlent et s’promènent la nuit, dit Nounou. Sans même demander la permission. Une organisation déplorable.
— Pas une bonne organisation, comme celle qu’on a chez nous ? » fit Magrat.
Mémé se leva d’un air décidé.
« Je rentre », dit-elle.
Il existe des milliers de bonnes raisons pour que la magie ne gouverne pas le monde. Elles s’appellent mages et sorcières, se disait Magrat tout en regagnant la route à la suite des deux autres.
C’était sans doute merveilleusement organisé de la part de la Nature qui voulait se protéger. Elle veillait à ce que quiconque doté d’un talent magique ait à peu près autant envie de coopérer qu’une ourse affligée d’une rage de dents, alors toute cette puissance dangereuse s’éparpillait par mesure de sécurité au hasard des chamailleries et des rivalités. Les styles différaient, évidemment. Les mages s’entre-assassinaient dans des couloirs balayés de courants d’air, les sorcières se contentaient de faire le mort quand elles se croisaient dans la rue. Et ils étaient tous aussi égocentriques qu’une toupie. Même quand ils aident leur prochain, songea-t-elle, ils le font secrètement pour leur compte personnel. Franchement, ce sont de grands enfants.
Sauf moi, se dit-elle avec suffisance.
« Elle est dans tous ses états, hein ? demanda Magrat à Nounou Ogg.
— Ah, ben oui, fit Nounou. Y a un problème, t’vois. Plus on s’accoutume à la magie, plus on évite de s’en servir. Plus elle gêne. J’imagine qu’au tout début t’as appris quelques sortilèges auprès de Bobonne Plurniche, qu’elle-repose-en-paix, et que tu t’en es servie à tout bout d’champ, pas vrai ?
— Ben, oui. Tout l’monde fait ça.
— C’est bien connu, convint Nounou. Mais quand tu progresses dans l’métier, t’apprends que la magie la plus difficile, c’est celle dont tu t’sers pas du tout. »
Magrat réfléchit avec précaution à ce paradoxe. « Ça serait pas un genre de zen, des fois ? fit-elle.
— Chaipas. J’en ai jamais vu.
— Quand on était dans les cachots, Mémé a dit quelque chose, comme quoi elle aurait essayé les pierres. Ç’avait l’air d’être de la magie plutôt difficile, ça.
— Ben, Bobonne faisait pas beaucoup dans les pierres, dit Nounou. C’est pas vraiment difficile. Suffit de leur réveiller un peu la mémoire. Tu sais, les vieux souvenirs. Quand elles étaient chaudes et liquides. »
Elle hésita, et sa main vola vers sa poche. Elle agrippa le fragment de pierre du château et se détendit.
« Un moment, là, j’ai cru que je l’avais oublié, dit-elle en le sortant. Vous pouvez vous montrer, maintenant. »
Il était à peine visible dans la clarté du jour, faible miroitement qui flottait sous les arbres. Le roi Vérence cligna des yeux. Il n’avait pas l’habitude de la lumière solaire.
« Esmé, dit Nounou. Y a quelqu’un qui veut te voir. »
Mémé se retourna lentement et plissa des yeux en direction du fantôme.
« J’vous ai vu dans l’cachot, vous, hein ? fit-elle. Qui vous êtes ?
— Vérence, roi de Lancre, répondit le fantôme qui s’inclina.
Ai-je l’honneur de m’adresser à Mémé Ciredutemps, doyenne dès sorcières ? »
Comme on l’a déjà signalé, ce n’est pas parce que le roi Vérence descendait d’une longue lignée de rois qu’il était foncièrement idiot, et une année sans distractions charnelles avait en outre accompli des merveilles. Mémé Ciredutemps s’estimait totalement insensible à la pommade dans le dos, mais le roi lui en passait avec dextérité l’équivalent de la consommation pharmaceutique de tout un pays. La courbette était un petit détail particulièrement bien trouvé.
Un muscle se contracta au coin de la bouche de Mémé. Elle répondit par un petit salut raide parce qu’elle n’était pas très sûre du sens de « doyenne ».
« J’suis elle-même, admit-elle.
» Vous pouvez vous relever », ajouta-t-elle, royale.
Le roi Vérence restait agenouillé, à trois doigts au-dessus du sol.
« Je sollicite une faveur, s’empressa-t-il d’annoncer.
— Dites donc, comment vous êtes sorti du château ? demanda Mémé.
— L’estimée Nounou Ogg m’a prêté son concours. J’ai réfléchi : si je suis lié aux pierres de Lancre, alors je peux aussi les suivre où elles vont. Je crains de m’être livré à une petite supercherie pour arranger les choses. Pour le moment, je hante son tablier.
— Vous êtes pas l’premier non plus, fit Mémé sans y penser.
— Esmé !
— Et je vous conjure, Mémé Ciredutemps, de restaurer mon fils sur le trône.
— Restaurer ?
— Vous savez ce que je veux dire. Est-il en bonne santé ? »
Mémé fit oui de la tête.
« La dernière fois qu’on l’a Regardé, il se restaurait tout seul d’une pomme, dit-elle.
— C’est son destin d’être roi de Lancre !
— Oui, d’accord. Le destin, faut s’en méfier, vous savez.
— Vous ne m’aiderez pas ? »
Mémé parut accablée. « C’est s’mêler des affaires des autres, vous voyez. Ça tourne toujours au vinaigre quand on s’mêle de politique. Une fois qu’on a commencé, on peut plus s’arrêter. Ça, c’est une règle fondamentale de la magie. On rigole pas avec les règles fondamentales.
— Vous n’allez pas m’aider ?
— Ben… naturellement, un jour, quand votre gars sera un peu plus grand…
— Où est-il en ce moment ? » demanda le roi d’un ton glacial.
Les sorcières évitèrent de se regarder.
« On l’a vu à l’abri hors du pays, vous voyez, répondit gauchement Mémé.
— Très bonne famille, intervint aussitôt Nounou.
— Quel genre ? fit le roi. Pas des gens du commun, j’espère ?
— Absolument pas, assura Mémé avec une force considérable tandis qu’une image de Vitoller lui passait par l’esprit. Pas communs du tout. Très hors du commun. Hum. »
Elle implora des yeux l’aide de Magrat.
« C’étaient des Thespiens, dit Magrat d’une voix ferme qui irradiait une telle approbation que le roi ne put se retenir d’opiner du chef, machinalement.
« Oh, fit-il. Bien.
— C’en étaient ? chuchota Nounou Ogg. Ils en avaient pas l’air.
— Étale pas ton ignorance, Gytha Ogg », renifla Mémé. Elle se tourna vers le fantôme du roi. « Faut l’excuser, Votre Majesté. Elle cherche qu’à en mettre plein la vue. Elle sait même pas où ça se trouve, Thespies.