— Où que ce soit, j’espère qu’ils savent, là-bas, comment instruire dans les arts de la guerre, dit Vérence. Je connais Kasqueth. D’ici dix ans, il se sera incrusté dans le pays comme un crapaud dans une pierre. »
Le regard du roi passa de sorcière en sorcière. « Dans quelle espèce de royaume nous faudra-t-il revenir ? Je suis encore au courant de ce que devient le royaume. Le regarderez-vous changer d’année en année, s’appauvrir et dépérir ? » Le fantôme du roi s’estompa.
Sa voix flottait dans le vide, légère comme la brise.
« Rappelez-vous, chères sœurs, dit-il, le pays et le roi ne font qu’un. »
Puis il disparut.
Magrat en se mouchant rompit le silence embarrassé.
« Qu’un quoi ? demanda Nounou Ogg.
— Faut faire quelque chose, dit Magrat d’une voix que l’émotion étranglait. Règles ou pas règles !
— C’est très contrariant, dit Mémé avec calme.
— Oui, mais qu’est-ce que vous allez faire ?
— Réfléchir. Réfléchir à tout ça.
— Ça fait un an que vous y réfléchissez.
— Qu’un quoi ? Font qu’un quoi ? répéta Nounou Ogg.
— Ça vaut rien d’agir à la va-vite, dit Mémé. Ces choses-là… »
Un chariot arrivait en bringuebalant avec fracas sur la piste de Lancre. Mémé l’ignora.
«… demandent beaucoup de réflexion.
— Vous savez pas quoi faire, hein ? lança Magrat.
— Ridicule. Je…
— Y a un chariot qui s’amène, Mémé. »
Mémé Ciredutemps haussa les épaules. « Ce que vous comprenez pas, vous autres, les jeunes… » commença-t-elle.
La sécurité routière élémentaire n’avait jamais préoccupé les sorcières. Les quelques véhicules qui circulaient sur les routes de Lancre ou bien les contournaient, ou bien, en cas d’impossibilité, attendaient qu’elles libèrent le passage. Mémé Ciredutemps, toute sa vie, avait tenu la chose pour fait acquis ; la seule raison qui l’empêcha de comprendre son erreur dans la mort, ce fut Magrat qui, douée de meilleurs réflexes, la tira dans le fossé.
Un fossé intéressant. Des machins en tire-bouchon y gigotaient légèrement, descendants directs d’autres machins, ingrédients de la soupe primordiale de la création. Quiconque s’imaginait l’eau du fossé insignifiante y aurait passé une demi-heure instructive avec un microscope puissant. Il y poussait aussi des orties, et maintenant on y trouvait Mémé Ciredutemps.
Elle s’extirpa à grand-peine des herbes, bredouillante de rage, et se dressa dans le fossé telle Vénus Anadyomène, mais en plus décatie et davantage recouverte de lentilles d’eau.
« L-l-l, fit-elle, un doigt tremblant pointé vers le chariot qui s’éloignait.
— C’est le jeune Naichelet qu’habite du côté de Coprindencre, la renseigna Nounou Ogg depuis un buisson voisin. Ils ont toujours été un peu fêlés dans la famille. Évidemment, sa mère, c’était une Batcul.
— Il nous a renversées ! s’indigna Mémé.
— Vous auriez pu vous écarter, dit Magrat.
— Nous écarter ? On est des sorcières ! C’est les autres qui s’écartent de nous ! » Elle reprit pied sur la piste dans un bruit de succion, le doigt toujours pointé vers le chariot. « Par Hoki, j’vais lui faire regretter d’être né…
— C’était un bon gros bébé, je m’rappelle, fit le buisson. Sa mère l’a senti passer.
— On m’a encore jamais fait ça, jamais, continua Mémé qui vibrait encore comme la corde d’un arc. J’vais lui apprendre à nous rentrer dedans comme si… comme si… comme si on était n’importe qui !
— Il le sait déjà, fit Magrat. Aidez-moi donc à sortir Nounou de ce buisson, vous voulez bien ?
— J’vais lui changer son…
— Les gens, ils ont plus d’respect, voilà tout, dit Nounou tandis que Magrat l’aidait à se dépêtrer des épines. Tout ça à cause du roi qui fait qu’un, si tu veux mon avis.
— On est des sorcières ! s’écria Mémé en tournant le visage vers le ciel, les poings brandis.
— Oui, oui, dit Magrat. L’équilibre harmonieux de l’univers, tout ça. Je crois que Nounou est un peu fatiguée.
— Qu’ai-je fait durant tout ce temps ? lança Mémé avec une emphase qui aurait même laissé Vitoller bouche bée.
— Pas grand-chose, dit Magrat.
— Ridiculisée ! Ridiculisée ! Sur mes propres routes ! Dans mon propre pays ! hurla Mémé. Cette fois, ça suffit ! J’vais pas endurer ça dix ans ! J’vais pas endurer ça un jour de plus ! »
Les arbres autour d’elle se mirent à s’agiter et la poussière de la route se souleva soudain en tourbillons frémissants qui s’efforçaient de dégager son chemin. Mémé Ciredutemps tendit un bras démesuré au bout duquel elle déplia un doigt interminable dont l’extrémité de l’ongle recourbé lâcha un bref jet de feu octarine.
Un kilomètre plus loin sur la piste, le chariot perdit ses quatre roues en même temps.
« Coller une sorcière sous les verrous, hein ? » hurlait Mémé à la face des arbres.
Nounou se remit tant bien que mal sur ses jambes.
« On ferait bien de la r’tenir », chuchota-t-elle à Magrat. Toutes deux bondirent sur Mémé et la forcèrent à baisser les bras de chaque côté.
« J’m’en vais lui faire voir, moi, de quel bois les sorcières se chauffent ! hurlait-elle.
— Oui, oui, c’est ça, c’est ça, fit Nounou. Mais peut-être pas maintenant et pas comme ça, hein ?
— Les sœurs fatales, les sœurcières, ah oui ! braillait Mémé. J’m’en vais lui…
— Tiens-la une seconde, Magrat, dit Nounou Ogg en se retroussant une manche.
» Des fois, ça arrive chez les plus qualifiées », dit-elle, et sa paume s’abattit en une gifle qui souleva les deux sorcières de terre. L’univers aurait pu s’arrêter là, sur cette ultime fausse note.
Au terme du silence oppressant qui s’ensuivit Mémé fit : « Merci. »
Elle rajusta sa robe avec un semblant de dignité et ajouta : « Mais je l’pensais. On se retrouve ce soir au menhir et on va faire ce qu’il faut. Hum. »
Elle rajusta les épingles de son chapeau et partit d’un pas incertain en direction de sa chaumière.
« Elle devient quoi là-dedans, la règle de pas se mêler de politique ? » fit Magrat en la regardant s’éloigner.
Nounou se massait les doigts pour y ramener un peu de vie.
« Par Hoki, cette femme a la mâchoire comme une enclume. Tu disais ?
— Je disais : et la règle de pas se mêler des affaires des autres ?
— Ah », fit Nounou. Elle prit le bras de la jeune sorcière. « Eh bien, expliqua-t-elle, quand tu connaîtras mieux le Métier, tu apprendras qu’il existe une autre règle. Esmé l’a suivie toute sa vie.
— Et c’est quoi ?
— Quand tu violes une règle, viole-là un bon coup », dit Nounou dans un grand sourire qui découvrit des gencives encore plus menaçantes que des dents.
Le duc, lui, souriait en regardant la forêt.
« Ça marche, dit-il. Le peuple murmure contre les sorcières. Comment t’y prends-tu, fou ?
— Les blagues, noncle. Et les ragots. Le peuple a toujours plus ou moins envie de les croire, n’importe comment. Tout le monde respecte les sorcières. Mais en vérité personne ne les aime beaucoup. »
Vendredi après-midi, songeait-il. Il va falloir que je trouve des fleurs. Et que je mette mon plus beau costume, celui avec les clochettes d’argent. Oh, bon sang.
« Voilà qui fait plaisir. Si ça continue, fou, tu seras élevé au rang de chevalier. »
Celle-là, c’était la n°302, et le fou était trop avisé pour ne pas saisir la perche tendue. « De grâce, noncle, dit-il d’un ton las en ignorant le spasme de douleur qui déformait la figure du duc, si j’étais chevalier (cheval lié), eh bien, je serais fort marri pour gambader ; ma foi, si nombre de chevaliers sont fous, eh bien, pourquoi…