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— T’as vu qui c’était ?

— Le fou, j’crois bien. »

Une pause, de réflexion elle aussi. La deuxième sentinelle déplaça sa prise sur sa hallebarde.

« Un sale boulot, dit-elle. Mais faut bien que quelqu’un s’en charge, j’imagine. »

* * *

« On va jeter de sort à personne, fit Mémé, catégorique. Ç’a du mal à marcher si la victime le sait pas.

— Ce qu’on fait, c’est qu’on lui envoie une poupée à son image percée d’aiguilles.

— Non, Gytha.

— Tout ce qu’y a à faire, c’est mettre la main sur quelques ongles de ses doigts de pieds, insista Nounou avec enthousiasme.

— Non.

— Ou quelques cheveux, n’importe quoi. J’ai les aiguilles.

— Non.

— Jeter des sorts aux gens, c’est moralement douteux et extrêmement préjudiciable au karma, dit Magrat.

— Eh ben, j’vais quand même lui jeter un sort, fit Nounou. À voix basse, comme qui dirait. J’aurais parfaitement pu attraper la mort dans ce cachot, il s’en fichait complètement.

— On va pas lui jeter de sort, dit Mémé. On va le remplacer. Qu’est-ce que t’as fait de l’ancien roi ?

— J’ai laissé le caillou sur la table de la cuisine, répondit Nounou. Je le supportais plus.

— Je vois pas pourquoi, fit Magrat. Il avait l’air très aimable. Pour un fantôme.

— Oh, lui, très bien. C’étaient les autres, dit Nounou.

— Les autres ?

— « Veuillez sortir une pierre du château, ainsi je pourrai la hanter, bonne mère, qu’il m’a dit. Ici, on s’emmerde comme un rat mort, maîtresse Ogg, si vous me passez l’expression », qu’il m’a dit. Alors évidemment je l’ai fait. M’est avis que les autres, ils écoutaient. Oh ouais, qu’ils se sont dit, tout l’monde en route, c’est le moment de prendre un peu de vacances. J’ai rien contre les fantômes. Surtout contre les fantômes royaux, ajouta-t-elle en loyale sujette. Mais ma chaumière, c’est pas un endroit pour eux. J’veux dire, y a une femme en char qui hurle à tue-tête dans la buanderie. J’te demande un peu. Plus deux petits gamins dans l’arrière-cuisine, des bonshommes sans tête dans tous les coins, quelqu’un qui braille sous l’évier et puis un petit zigue poilu qui se promène, l’air perdu et tout. C’est pas normal.

— Tant qu’il nous embête pas ici… dit Mémé. On veut pas d’hommes autour de nous.

— C’est un fantôme, pas un homme, fit Magrat.

— Entrons pas dans les détails, répliqua Mémé d’un ton glacial.

— Mais vous pouvez pas remettre l’ancien roi sur le trône, dit Magrat. Les fantômes peuvent pas gouverner. La couronne leur tiendrait pas sur la tête. Elle leur passerait au travers.

— On va le remplacer par son fils, décida Mémé. Une vraie succession.

— Oh, on a déjà discuté de tout ça, objecta Nounou. Dans une quinzaine d’années, peut-être, mais…

— Ce soir, la coupa Mémé.

— Un enfant sur le trône ? Il durerait pas cinq minutes.

— Pas un enfant, dit tranquillement Mémé. Un homme adulte. Tu t’souviens d’Aliss Surestarie ? »

Il y eut un silence. Puis Nounou Ogg se tassa sur elle-même.

« Bordel de merde, murmura-t-elle. Tu vas pas t’lancer là-dedans, tout d’même ?

— Je compte bien essayer un coup.

— Bordel de merde, répéta Nounou tout doucement avant d’ajouter : T’as bien réfléchi, hein ?

— Oui.

— ’coûte voir, Esmé. J’veux dire, Aliss la Noire, c’était une des meilleures. J’veux dire, toi, t’es très bonne pour… ben, la têtologie, pour réfléchir, tout ça. J’veux dire, Aliss la Noire, ben… elle faisait ni une ni deux, elle y allait.

— Tu prétends que j’pourrais pas y arriver, c’est ça ?

— Excusez-moi, fit Magrat.

— Non. Non. Bien sûr que non, répondit Nounou qui l’ignora.

— Bon.

— Seulement… ben, elle était, tu sais, la moyenne des sorcières, comme a dit le roi.

— Doyenne, corrigea Mémé qui avait vérifié le mot depuis. Pas moyenne.

— Excusez-moi, refit Magrat, plus fort cette fois. Qui c’était, Aliss la Noire ? Et surtout, ajouta-t-elle aussitôt, j’veux pas de ces regards entendus entre vous et de ces parlotes sans moi. Y a trois sorcières dans ce convent, vous vous rappelez ?

— T’étais pas encore née, dit Nounou Ogg. Moi non plus, d’ailleurs. Elle vivait du côté de Skund. Une sorcière très forte.

— À ce qu’on raconte, fit Mémé.

— Une fois, elle a changé une citrouille en carrosse royal, dit Nounou.

— Du tape-à-l’œil, fit Mémé. Ça rend service à personne de s’amener dans un bal en puant la tarte au potiron. Et cette histoire de pantoufle de verre… Dangereux, à mon avis.

— Mais son meilleur coup, poursuivit Nounou sans tenir compte de l’interruption, ç’a été de plonger dans le sommeil tout un palais pendant cent ans jusqu’à… » Elle hésita. « Je m’souviens plus. Est-ce qu’il y avait des rosiers dans celui-là, ou des rouets ? Je crois qu’une princesse devait toucher… Non, y avait un prince. C’est ça.

— Toucher un prince ? fit Magrat, mal à l’aise.

— Non, c’est lui qui devait l’embrasser. Très romantique, qu’elle était, Aliss la Noire. Elle mettait toujours un peu de romanesque dans ses sorts. Ce qu’elle préférait, c’était le coup d’la fille et d’la grenouille.

— Pourquoi on l’appelait Aliss la Noire ?

— Les ongles, répondit Mémé.

— Et les dents, ajouta Nounou. Elle aimait les sucreries. Elle habitait dans une vraie chaumière en pain d’épices. Deux gamins ont fini par la pousser dans son propre four. Révoltant.

— Et vous allez plonger le château dans le sommeil ? demanda Magrat.

— Elle a jamais plongé le château dans le sommeil, dit Mémé. C’est que des histoires de vieilles femmes, ça, ajouta-t-elle en lançant un regard mauvais à Nounou. Elle a juste un peu étiré le temps. C’est pas aussi dur qu’on le croit. On fait ça sans arrêt. C’est comme du caoutchouc, le temps. On peut l’étirer comme on veut. »

Magrat allait contester : ce n’est pas vrai, le temps, c’est le temps, chaque seconde dure une seconde, elle est faite pour ça, c’est son boulot…

Alors elle se souvint de semaines qui avaient filé à toute allure et d’après-midi qui avaient duré une éternité. Certaines minutes avaient paru des heures, certaines heures avaient passé si vite qu’elle ne s’en était même pas rendu compte…

« Mais c’est seulement la perception des gens qui change, dit-elle. Non ?

— Oh, si, fit Mémé, évidemment. C’est rien d’autre. Est-ce que ça fait une différence ?

— Cent ans, c’est peut-être abuser un peu, remarque, dit Nounou.

— M’est avis que quinze, ça ferait un compte bien rond. Ça veut dire que le gamin en aurait dix-huit. On jette le sort, on va l’chercher, il révèle sa destinée, et tout rendre dans l’ordre. »

Magrat s’abstint de tout commentaire : les destinées ont toujours l’air évidentes quand on en parle, se disait-elle, mais dès lors qu’elles concernent des êtres humains, impossible de garantir quoi que ce soit. Nounou Ogg se cala pourtant confortablement et versa une autre mesure généreuse d’eau-de-vie de pomme dans son thé.

« Ça pourrait marcher, dit-elle. Un peu de paix et de tranquillité pendant quinze ans. Si je m’souviens bien du sort, une fois qu’on l’a jeté, faut aller voler autour du château avant le chant du coq.

— C’est pas à ça que j’pensais, dit Mémé. Ça serait pas bien. Kasqueth resterait roi pendant tout ce temps-là. Le royaume serait toujours malade. Non, ce que j’pensais faire, c’est déplacer tout le royaume. »