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Elle regarda ses collègues, la figure épanouie en un large sourire.

« Tout Lancre ? fit Nounou.

— Oui.

— Quinze ans dans le futur ?

— Oui. »

Nounou considéra le balai de Mémé. Un engin de bonne facture, fait pour durer, en dehors d’un petit problème de temps en temps au démarrage. Mais il y avait des limites.

« T’y arriveras pas, dit-elle. Tu feras pas le tour de tout le royaume là-dessus. Faut monter jusqu’à Lamapoudre au nord et redescendre jusqu’au mont de Drumlin au sud. Tu pourrais pas emporter assez de magie.

— J’y ai pensé », fit Mémé.

Sa figure s’épanouit encore en un large sourire. Un sourire terrifiant.

Elle expliqua son plan. Un plan terrible.

Une minute plus tard, les sorcières repartaient en hâte vers leurs tâches respectives. La lande était à nouveau déserte. Elle resta un moment silencieuse, en dehors des couinements des chauves-souris et du bruissement occasionnel du vent dans la bruyère.

Puis du marécage voisin monta un bouillonnement. Tout doucement, couronné d’une touffe de sphaigne, le menhir émergea et inspecta le paysage d’un air d’extrême méfiance.

* * *

Gredin était ravi. Il avait d’abord cru que son nouvel ami l’emmenait à la chaumière de Magrat, mais pour une quelconque raison le fou avait quitté le sentier dans le noir pour faire un tour en forêt. Dans un secteur qui avait toujours eu les faveurs de Gredin. Un territoire de tertres, de fondrières cachées et de petits marais profonds, embrumé même par beau temps. Gredin y venait souvent, au cas où un loup y aurait cherché refuge pour la journée.

« Je croyais que les chats savaient retrouver tout seuls le chemin de chez eux », marmonna le fou.

Il se maudit tout bas. Il eût été facile de ramener la maudite bestiole chez Nounou Ogg, qui n’habitait qu’à quelques rues, presque sous les murs du château. Mais il avait alors eu l’idée de la remettre à Magrat. Pour l’impressionner, s’était-il dit. Les sorcières adorent les chats. Elle se sentirait du coup obligée de l’inviter à entrer, pour une tasse de thé, n’importe quoi…

Il mit le pied dans un autre trou plein d’eau. Quelque chose gigota par en dessous. Le fou gémit et recula sur un champignon tumescent.

« Écoute, le chat, dit-il. Faut descendre, d’accord ? Comme ça, tu trouves le chemin de chez toi, et moi, je te suis. Les chats sont fortiches pour voir dans le noir et retrouver leur chemin », ajouta-t-il, encourageant.

Il leva la main. Gredin lui planta ses griffes dans le bras en guise d’avertissement amical et s’aperçut avec surprise que ça n’avait aucun effet sur les cottes de mailles.

« C’est un gentil chat, ça, dit le fou en le reposant à terre. Vas-y. Trouve le chemin de la maison. N’importe quelle maison. »

Le sourire de Gredin s’effaça peu à peu, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le chat. Ça flanquait presque autant la chair de poule que l’inverse.

Il s’étira et bâilla pour cacher son embarras. Se faire traiter de gentil chat au beau milieu d’un de ses terrains d’affût favoris n’allait pas arranger son image de chasseur. Il disparut dans les broussailles.

Le fou écarquilla les yeux dans l’obscurité. Il s’aperçut qu’il aimait bien les forêts, mais de loin, comme qui dirait ; c’est bien de les savoir là, mais les forêts qu’on a en tête ne ressemblent pas tout à fait à celles au cœur desquelles, par exemple, on se perd. Il y pousse davantage de gros chênes et moins de ronces. On s’y promène de jour, quand les arbres n’ont pas de visages malfaisants ni de branches qui vous écorchent. Les arbres de l’imagination sont de fiers géants de la forêt. La plupart de ceux que distinguait le fou ressemblaient à des gnomes végétaux, vulgaires treilles pour le lierre et les moisissures.

Il savait confusément qu’on pouvait déterminer la direction du Moyeu en observant de quel côté des arbres poussait la mousse. Un rapide examen des troncs les plus proches lui apprit, au mépris de toute géographie classique, que le Moyeu se trouvait dans tous les sens.

Gredin s’était évanoui.

Le fou soupira, retira sa cotte de mailles protectrice et tintinnabula doucement dans la nuit, à la recherche d’un terrain plus en hauteur. Un terrain en hauteur, ça semblait une bonne idée. Celui sur lequel il se tenait pour le moment avait l’air de trembler. Il était sûr qu’il n’aurait pas dû.

* * *

Sur son balai, Magrat planait à cent mètres au-dessus des frontières de Lancre, côté sens direct, et regardait en contrebas un océan de brume d’où émergeait de temps en temps la cime d’un arbre comme un rocher couvert d’algues à marée haute. Une lune bombée flottait au-dessus d’elle, sans doute gibbeuse une fois de plus. Même un brave petit croissant eût été préférable, se disait-elle. Plus à propos.

Elle frissonna et se demanda où se trouvait en ce moment Mémé Ciredutemps.

On connaissait, on redoutait le balai de la vieille sorcière dans tout l’espace aérien de Lancre. Mémé s’était initiée au vol sur le tard et, passée la première méfiance, y avait pris goût comme une mouche bleue à une vieille tête de poisson. L’ennui, c’est qu’elle ne connaissait de trajectoire que la ligne droite de A à B et n’arrivait pas à comprendre que d’autres usagers puissent revendiquer de quelconques prérogatives ; les plans de vols migratoires de tout un continent en avaient été chamboulés. Une évolution rapide au sein de la gent ailée locale avait produit une génération d’oiseaux qui volaient sur le dos afin de garder les cieux à l’œil.

Cette aveugle conviction que tout devait s’écarter de son chemin s’était étendue aux autres sorcières, aux très grands arbres et, à l’occasion, aux montagnes.

Mémé avait aussi violenté les nains qui vivaient sous les montagnes et dans une angoisse perpétuelle pour leur faire gonfler la puissance de l’engin. Plus d’un volatile sans méfiance avait pondu un œuf en plein ciel en apercevant soudain Mémé, le regard mauvais, qui lui fondait dessus agrippée à son manche.

« Oh, bon sang, songea Magrat. J’espère qu’elle a rencontré personne. »

Une brise nocturne la fit doucement tourner sur elle-même, comme une girouette sans fixation. Elle frissonna encore et plissa les yeux en direction des montagnes au clair de lune, la haute chaîne du Bélier dont les à-pic gelés et les abîmes verts de glace ne reconnaissaient ni rois ni cartographes. Lancre ne s’ouvrait sur le monde que du côté Bord ; le reste de ses frontières avait l’air aussi dentelé que la gueule d’un loup et beaucoup plus infranchissable. De cette altitude, il était possible d’embrasser tout le royaume…

Il y eut un bruit de déchirure dans le ciel au-dessus d’elle, une rafale de vent qui la fit à nouveau tournoyer sur elle-même et un cri déformé par l’effet Doppler : « Arrête de rêver, ma fille ! »

Elle pressa des genoux les brins du balai et lui fit prendre de l’altitude.

Il lui fallut plusieurs minutes pour rattraper Mémé, qui se tenait complètement allongée sur son manche pour réduire la prise au vent. Des cimes d’arbres sombres rugissaient loin en dessous lorsque Magrat arriva près de son aînée. Mémé se tourna vers elle, une main sur son chapeau pour le maintenir en place.

« Pas trop tôt, fit-elle sèchement. M’est avis qu’il me reste pas plus de quelques minutes de vol. Allez, rapproche-toi. »

Elle tendit la main. Magrat l’imita. Mal assurées sur leurs engins qui se cabraient et piquaient du nez chacun dans le sillage de l’autre, elles se touchèrent le bout des doigts.