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Puis elle sortit des montagnes, bondissant si près par-dessus le dernier pic qu’une de ses chaussures se remplit de neige, et elle plongea à toute allure vers les basses terres.

La brume, jamais très loin dans les montagnes, fut de retour, mais cette fois elle passait à l’attaque, comme une mer épaisse et argentée devant la sorcière. Mémé gémit.

Quelque part au beau milieu de la purée de pois, Nounou Ogg flottait et lampait régulièrement au goulot d’une flasque des gorgées préventives contre le froid.

C’est ainsi que Mémé, chapeau et cheveux gris dégouttants d’humidité, chaussures semant des bouts de glace, entendit une voix lointaine et assourdie expliquer avec entrain aux cieux invisibles que le hérisson avait moins de souci à se faire que la plupart des autres mammifères. Tel le faucon qui vient de repérer un petit signal duveteux dans l’herbe, tel le germe errant interstellaire de la grippe qui vient de voir passer une jolie planète bleue, Mémé fit virer son balai et fonça à travers les vagues suffocantes.

« Viens-t’en ! » hurla-t-elle, ivre de vitesse et de joie, et son cri tombant de cent cinquante mètres priva cruellement de son dîner un loup de passage. « Tout d’suite, Gytha Ogg ! »

Nounou Ogg lui saisit la main avec une grande réticence et les deux balais remontèrent en flèche dans le ciel clair, illuminé d’étoiles.

Le Disque, comme toujours, donnait l’impression que le Créateur l’avait spécialement conçu pour qu’on le regarde du dessus. Des serpentins de nuages blancs et argentés s’étiraient jusqu’au bord, formaient des tourbillons de mille kilomètres sous l’effet de la rotation du monde. Derrière les balais emballés, la nappe maussade de brouillard fut aspirée vers le haut en un tunnel tire-bouchonné de vapeur blanche, si bien que les dieux qui regardaient – car ils regardaient sûrement – devaient prendre ce vol dément pour un sillon dans le ciel.

À trois cents mètres d’altitude et alors qu’elles grimpaient toujours, les deux sorcières se chamaillaient une fois de plus.

« C’était une idée parfaitement débile, gémit Nounou. J’ai jamais aimé monter si haut.

— T’as amené quelque chose à boire ?

— Évidemment. Comme t’as dit.

— Alors ?

— Je l’ai bu, figure-toi. Poireauter à cette hauteur à mon âge… Mon Jason, ça lui flanquerait une attaque. »

Mémé grinça des dents. « Bon, passe-moi de la puissance, dit-elle. J’commence à perdre de la hauteur. C’est incroyable comme… »

La voix de Mémé se perdit dans un cri lorsque, sans prévenir, son balai fit brusquement un soleil à travers les nuages et chuta hors de vue.

* * *

Le fou et Magrat étaient assis sur une bûche, au sommet d’un petit affleurement rocheux qui donnait vue jusque de l’autre côté de la forêt. Les lumières de la ville de Lancre n’étaient pas très loin, mais ni l’un ni l’autre n’avait proposé de partir.

L’espace entre eux crépitait de pensées inexprimées et de folles suppositions.

« Ça fait longtemps que vous êtes fou ? » demanda poliment Magrat. Elle rougit dans le noir. Vu l’ambiance, la question semblait d’une rare inconvenance.

« Depuis toujours, répondit amèrement le fou. Je me suis fait les dents sur des clochettes.

— Ça se transmet de père en fils, j’imagine ?

— Je n’ai jamais beaucoup connu mon père. Il est parti faire le fou pour les seigneurs de Quirm quand j’étais petit. Une dispute avec mon grand-père. Il revient de temps en temps voir ma maman.

— C’est affreux. »

Il y eut un tintement mélancolique lorsque le fou haussa les épaules. Il se souvenait vaguement de son père comme d’un petit bonhomme aimable, aux yeux comme deux huîtres. Une audace capable de le dresser contre le grand-père n’était sûrement pas dans sa nature. Le bruit des deux costumes à clochettes qu’agitait la colère hantait encore sa mémoire, bien assez encombrée de scènes pénibles comme ça.

« Quand même, fit Magrat, la voix plus aiguë que d’habitude et vibrante d’incertitude, ça doit être une existence plaisante. Faire rire les gens, je veux dire. »

Comme il ne répondait pas, elle se tourna vers lui. Il avait la figure pétrifiée. À voix basse, comme si Magrat n’était pas là, le fou parla.

Il parla de la Guilde des Fous et Drilles d’Ankh-Morpork.

La plupart des visiteurs la confondaient au premier abord avec les bureaux de la Guilde des Assassins, c’est-à-dire l’ensemble de bâtiments clairs et agréables d’à côté (les assassins ne manquaient jamais de capitaux) ; les jeunes fous qui s’escrimaient à apprendre leurs leçons par cœur dans des salles immuablement glaciales jusqu’en plein été entendaient parfois les jeunes assassins s’amuser par-dessus le mur et ils les enviaient, même si, bien sûr, le nombre de voix flûtées se réduisait notablement en fin de trimestre (les assassins croyaient aussi aux concours).

Du reste, toutes sortes de bruits parvenaient à franchir les hauts murs sinistres sans fenêtres et, à force de questionner les serviteurs, les jeunes fous se faisaient une idée de la ville dehors. Il y avait des tavernes, là, et des parcs. Tout un monde qui s’agitait, auquel les étudiants des universités comme les apprentis des guildes prenaient une part active : ils faisaient des farces ou bien couraient en criant, ou encore vomissaient partout. On y entendait des rires qui ne tenaient pas compte des Cinq Cadences ni des Quinze Inflexions. Et – ce qui donnait lieu à des discussions nocturnes entre pensionnaires dans les dortoirs – on y pratiquait l’humour libre, illicite, au mépris du Livre de la Noce à Tout Casser, du Conseil ou de qui que ce soit.

Là, dehors, de l’autre côté de la maçonnerie souillée, on se racontait des blagues en faisant fi des Seigneurs de la Déraison.

C’était une pensée qui dégrisait. Enfin, qui ne dégrisait pas réellement, vu que l’alcool n’était pas autorisé. L’eût-il été qu’elle l’eût fait.

Et puis rien ne dégrisait plus que la Guilde.

Le fou parla en termes amers du formidable et rougeaud Frère Farceur, des soirées à étudier les Joyeuses Plaisanteries, des longues matinées dans le gymnase glacial à se pénétrer des Dix-Huit Chutes sur le Derrière et de la trajectoire agréée des tartes à la crème. Et à jongler. Jongler ! Frère Badin, professeur à l’âme comme de la ficelle bouillie froide, enseignait le jonglage. Ce qui le mettait dans une fureur noire, ce n’était pas que le fou jongle de travers. Les fous étaient censés jongler de travers, surtout avec des objets naturellement désopilants comme des tartes à la crème, des torches enflammées ou des fendoirs terriblement tranchants. Ce qui mettait Frère Badin en rage et le faisait gesticuler tout rouge dans un bruit de clochettes, c’était que le fou jonglait de travers parce qu’il n’y arrivait pas.

« Vous vouliez pas faire autre chose ? demanda Magrat.

— Qu’est-ce qu’il y a d’autre ? répondit le fou. Je n’ai rien trouvé d’autre à faire. »

On autorisait les élèves fous à sortir, en dernière année d’apprentissage, mais au prix de tout un catalogue de restrictions effroyables. Tandis qu’il gambadait piteusement dans les rues, il avait vu pour la première fois des mages circuler avec la dignité de chars de carnaval. Il avait vu les assassins survivants, jeunes dandys rigolards vêtus de soie noire, sous laquelle on les sentait aussi acérés que des poignards ; il avait vu des prêtres aux costumes fantastiques, que gâchait un peu le tablier sacrificiel en caoutchouc dont ils se protégeaient lors des offices majeurs. Chaque métier, chaque profession avait sa tenue, constatait-il, et il avait alors compris que son uniforme à lui avait été soigneusement et méticuleusement conçu pour donner à qui le portait l’air d’un parfait crétin.