Выбрать главу

Malgré tout, il avait persévéré. Il avait passé sa vie à persévérer.

Il avait persévéré précisément parce qu’il était totalement dépourvu du moindre talent, et que son grand-père l’aurait écorché vif sinon. Il avait mémorisé les blagues autorisées jusqu’à ce que la tête lui bourdonne et s’était encore levé plus tôt le matin pour jongler jusqu’à ce que ses coudes gémissent. Il avait enrichi sa connaissance du vocabulaire comique jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les grands Seigneurs de la Déraison à pouvoir le comprendre. Il s’était livré à ses cabrioles et ses clowneries avec une détermination aussi farouche qu’impénétrable, avait été reçu major de sa promotion et récompensé de la Vessie d’Honneur. Il l’avait lâchée dans les cabinets une fois rentré chez lui.

Magrat restait silencieuse.

Le fou lui demanda : « Comment vous avez fait pour être sorcière ?

— Hum ?

— Je veux dire : vous avez été dans une école ou ailleurs ?

— Oh. Non. Bobonne Plurniche est juste descendue au village un jour, elle nous a toutes mises en rang, nous autres, les filles, et elle m’a choisie. On choisit pas le Métier. C’est lui qui vous choisit.

— Oui, mais à partir de quand vous devenez véritablement une sorcière ?

— Quand les autres sorcières vous traitent comme telle, je suppose. » Magrat soupira. « Si ça leur arrive un jour, ajouta-t-elle. Je croyais qu’elles allaient y venir après mon sortilège dans le couloir. Il était pas mal réussi, en fin de compte.

— Foi de fou, un vrai rite de passage, alors », fit le bouffon, incapable de se retenir. Magrat lui lança un regard vide d’expression. Il toussa.

« Les autres sorcières, ce sont les deux vieilles dames ? demanda-t-il, retombant dans sa mélancolie habituelle.

— Oui.

— Très fortes personnalités, j’imagine.

— Très, fit Magrat avec conviction.

— Je me demande si elles ont déjà rencontré mon grand-père. »

Magrat se regarda les pieds.

« Elles sont très gentilles, à vrai dire. C’est seulement que… ben, quand on est sorcière, on pense pas aux autres. Je veux dire, on pense à eux, mais on pense pas vraiment à ce qu’ils ressentent, si vous voyez ce que je veux dire. Enfin, sauf si on y pense, quoi. » Elle se regarda encore les pieds.

« Vous n’êtes pas comme ça, vous, dit le fou.

— Écoutez, je voudrais que vous arrêtiez de travailler pour le duc, fit désespérément Magrat. Vous savez comme il est. Il torture les gens, il met le feu à leurs chaumières et tout.

— Mais je suis son fou. Un fou doit être loyal à son maître. Jusqu’à la mort. C’est la tradition, je le crains. C’est très important, la tradition.

— Mais vous aimez même pas ça, faire le fou !

— Ça me sort par les yeux. Mais ça n’a rien à voir dans l’affaire. Puisque je suis fou, autant le faire correctement.

— C’est vraiment de la bêtise.

— De la folie, je préfère. »

Le fou s’était glissé le long de la bûche. « Si je vous embrasse, osa-t-il avec prudence, est-ce que je vais me changer en grenouille ? »

Magrat se regarda une fois de plus les pieds. Lesquels se traînèrent sous sa robe, gênés de cet excès d’attention.

Elle sentait les ombres de Gytha Ogg et d’Esmé Ciredutemps qui l’encadraient. Le spectre de Mémé lui jeta un regard noir. Une sorcière est toujours maître de la situation, dit-il.

Maîtresse, rectifia la vision de Nounou Ogg qui fit un geste bref où intervenaient force sourires et mouvements des avant-bras.

« On verra bien », dit-elle.

Ce devait être le baiser le plus impressionnant dans toute l’histoire des préludes amoureux.

Le temps, ainsi que Mémé Ciredutemps l’avait souligné, est une notion subjective. Les années que le fou avait passées à la Guilde lui avaient paru une éternité alors que les heures avec Magrat sur la colline deux minutes au plus. Et, très loin au-dessus de Lancre, deux poignées de secondes s’étiraient comme du caramel en heures de hurlements terrifiés.

« D’la glace ! hurla Mémé. C’est tout glacé ! »

Nounou Ogg s’approcha d’elle, s’efforçant vainement de suivre la même route que le balai qui plongeait et se cabrait. Du feu octarine crépitait sur les brins gelés et les court-circuitait au hasard. Elle se pencha et agrippa à pleine main la jupe de Mémé.

« J’te l’avais dit, que c’était idiot ! brailla-t-elle. T’es passée par tout ce brouillard humide, puis t’es montée dans l’air froid, espèce d’imbécile de manche !

— Tu m’lâches la jupe, Gytha Ogg !

— Allez, attrape la mienne. T’as le feu au derrière ! »

Elles crevèrent la couche de nuages et hurlèrent à l’unisson lorsque le sol couvert d’arbustes émergea de nulle part pour foncer à leur rencontre.

Et les croiser.

Nounou découvrit en dessous d’elles une perspective sombre au fond de quoi elle distingua vaguement un bouillonnement d’écume blanche. Elles avaient franchi le bord de la gorge de la Lancre.

De la fumée bleue s’échappait à flots du balai de Mémé, mais elle tenait bon, résolue, et elle le força à virer.

« Qu’esse tu fous ? rugit Nounou.

— J’peux suivre la rivière, brailla Mémé par-dessus le crépitement des flammes. T’inquiète pas !

— Tu montes avec moi, t’entends ? C’est fichu, tu peux plus y arriver… »

Il y eut une petite explosion derrière Mémé, et plusieurs poignées de brins enflammés se détachèrent et disparurent en tournoyant dans les profondeurs grondantes de la gorge. Son balai fit un brusque écart et Nounou la saisit par les épaules au moment où une goutte de feu sectionnait une nouvelle ligature.

Le balai embrasé lui fila en flèche entre les jambes, zigzagua et partit en chandelle, des étincelles dans son sillage, avec un bruit de doigt humide frotté sur le bord d’un verre à pied.

Nounou se retrouva la tête en bas, Mémé Ciredutemps pendue au bout de son bras. Elles se regardèrent fixement et se mirent à hurler.

« J’peux pas te remonter !

— Ben, moi, j’peux pas grimper, pas vrai ? Fais pas l’enfant, Gytha ! »

Nounou réfléchit. Puis elle lâcha tout.

Une jeunesse aventureuse et trois mariages avaient doté les cuisses de Nounou Ogg de muscles capables de briser des noix de coco, et les forces d’accélération l’aspirèrent lorsqu’elle obligea le balai à piquer comme une flèche et à virer en une boucle serrée.

Elle aperçut devant elle Mémé Ciredutemps qui tombait comme une pierre, une main agrippée à son chapeau, l’autre s’efforçant d’empêcher la gravité de regarder sous ses jupes. Nounou poussa son balai qui gémit, attrapa sa collègue au vol par la taille, se démena pour redresser l’engin en position horizontale et se détendit.

Un silence s’ensuivit, que rompit Mémé Ciredutemps. « Fais plus jamais ça, Gytha Ogg.

— Promis.

— Maintenant, demi-tour. On va au pont de Lancre, tu t’rappelles ? »

Obéissante, Nounou fit virer le balai, frottant les parois du canyon au passage.