« C’est encore à des kilomètres, dit-elle.
— J’veux y arriver, répliqua Mémé. La nuit est loin d’être finie.
— Ça suffira pas, m’est avis.
— Une sorcière, ça connaît pas le sens du mot « échec », Gytha. »
Elles jaillirent à nouveau dans un ciel dégagé. L’horizon traçait une ligne de lumière dorée à mesure que l’aube apathique du Disque se répandait aussi vite qu’elle pouvait sur le monde et passait au bulldozer les faubourgs de la nuit.
« Esmé ? fit Nounou Ogg au bout d’un moment.
— Quoi ?
— Ça veut dire « manque de réussite ». »
Elles volèrent dans un silence glacé plusieurs secondes durant.
« J’parlais de façon chaipasquoi. Au figuré.
— Oh. Bon. Fallait l’dire. »
La ligne de lumière était plus grasse, plus brillante. Pour la première fois, un léger doute infiltra l’esprit de Mémé Ciredutemps, étonné de se retrouver dans un cadre aussi inhabituel.
« Je m’demande combien y a de coqs à Lancre ? fit-elle d’une voix calme.
— C’est une de tes questions chaipasquoi ?
— Je m’demande, c’est tout. »
Nounou Ogg se tassa. Il y en avait trente-deux en âge de chanter, elle le savait. Elle le savait parce qu’elle les avait comptés la veille au soir – cette nuit même – et qu’elle avait donné ses consignes à Jason. Elle avait quinze enfants adultes plus d’innombrables petits-enfants et arrière-petits-enfants, et ils avaient eu presque toute la soirée pour gagner leurs positions. Ça devait suffire.
« T’as entendu ? fit Mémé. Du côté de Dodâne ? »
Nounou porta un regard innocent sur le paysage embrumé. Le son se propageait clairement dans ces premières heures du jour.
« Quoi ? fit-elle.
— Une espèce de “eurk” ?
— Non. »
Mémé se retourna soudain.
« Là-bas, dit-elle. Cette fois j’ai bien entendu. Quelque chose comme “cocoriarrgh”.
— Rien remarqué, Esmé, fit Nounou qui souriait toute seule. Pont de Lancre droit devant !
— Et là-bas ! Juste en dessous ! C’était bel et bien un couac !
— Le concert de l’aube, Esmé, je dirais. Regarde, il reste à peine un kilomètre. »
Mémé fusilla des yeux l’occiput de Nounou.
« Y s’passe quelque chose, dit-elle.
— Aucune idée, Esmé.
— Tes épaules, elles tremblent !
— J’ai perdu mon châle tout à l’heure. J’ai un peu froid. Regarde, on y est presque. »
Mémé regarda vers l’avant, l’œil toujours aussi mauvais, prise de soupçons à ne savoir où donner de la tête. Elle allait découvrir le fin fond de tout ça. Quand elle aurait le temps.
Les madriers humides de la principale liaison de Lancre avec le monde extérieur défilèrent doucement sous les deux sorcières. De la ferme d’élevage de poulets à un kilomètre de là monta un concert de couacs étranglés suivis d’un coup sourd.
« Et ça ? C’était quoi, alors ?
— Peste des volailles. Attention, j’vais nous poser.
— Tu te fous d’moi ?
— J’suis contente pour toi, Esmé, c’est tout. Tu vas entrer dans l’histoire pour ce que t’as fait, tu sais. »
Elles planèrent entre les madriers du pont. Mémé Ciredutemps mit prudemment le pied sur les planches glissantes et rectifia sa tenue.
« Oui. Bon, ajouta-t-elle d’un air négligent.
— Mieux qu’Aliss la Noire, c’est ce qu’on dira, poursuivit Nounou Ogg.
— On dit n’importe quoi », rétorqua Mémé. Elle jeta un coup d’œil par-dessus le parapet au torrent écumant loin en contrebas, puis leva la tête vers l’affleurement rocheux, tout là-bas, où se dressait le château de Lancre.
« Tu crois qu’on dira ça ? reprit-elle d’un air toujours aussi négligent.
— Tu verras.
— Hmm.
— Mais faut que tu termines le sortilège, remarque. »
Mémé Ciredutemps opina. Elle se tourna face à l’aube, leva les bras et termina le sortilège.
Il est presque impossible d’exprimer par des mots le passage soudain de quinze ans et deux mois.
C’est beaucoup plus facile en images, il suffit de montrer un éphéméride dont les feuilles s’envolent, une pendule dont les aiguilles tournent de plus en plus vite jusqu’à devenir floues ou des arbres qui fleurissent et donnent des fruits en l’espace de quelques secondes…
Enfin, vous savez bien : le soleil devient une traînée ardente dans le ciel, les jours et les nuits défilent par saccades comme dans un mauvais zootrope, les mannequins dans la vitrine du magasin d’en face s’habillent et se déshabillent plus vite qu’une strip-teaseuse qui doit passer dans cinq boîtes à l’heure du déjeuner.
Il ne manque pas de procédés, mais on n’en aura pas besoin parce que rien de tout cela ne se produisit.
Le soleil fit quand même un léger écart, les arbres du côté Bord de la gorge eurent l’air plus grands, et Nounou ne put se débarrasser de l’impression qu’on venait de s’asseoir lourdement sur elle, de l’écrabouiller, puis de la déplier.
Tout ça parce que, disons-le franchement, le royaume ne voyageait pas dans le temps comme on l’entend d’ordinaire, ciel tremblotant et photographie ultra-rapide. Il en faisait le tour, ce qui est beaucoup plus convenable, bien plus facile à réaliser, et ça évite de courir partout pour trouver un laboratoire en face d’un magasin de vêtements dont le même mannequin ornera la vitrine pendant soixante ans, partie de l’opération traditionnellement la plus coûteuse en temps et en argent.
Le baiser dura plus de quinze ans.
Même les grenouilles n’arrivent pas à faire ça.
Le fou se retira, les yeux vitreux, l’air ahuri.
« Vous n’avez pas senti le monde bouger ? » demanda-t-il.
Magrat scruta la forêt par-dessus son épaule.
« J’crois qu’elle l’a fait, dit-elle.
— Fait quoi ? »
Magrat hésita. « Oh. Rien. Pas grand-chose, non.
— Un autre essai ? Je crois qu’il n’était pas bien réussi, celui-là. »
Magrat fit oui de la tête.
Cette fois, il ne dura que quinze secondes. Il leur parut plus long.
Un tremblement parcourut le château et secoua le plateau-déjeuner du duc Kasqueth qui, à son grand soulagement, mangeait du porridge pas trop salé.
Il fut ressenti par les fantômes qui occupaient désormais la chaumière de Nounou Ogg comme une équipe de rugby dans une cabine téléphonique.
Il se propagea à tous les poulaillers du royaume, et un certain nombre de mains relâchèrent leur prise. Trente-deux coqs cramoisis prirent alors une profonde inspiration et chantèrent comme des malades, mais ils arrivaient trop tard, bien trop tard…
« J’continue à m’dire que t’as fait des manigances, lança Mémé Ciredutemps.
— Prends donc une autre tasse de thé, proposa aimablement Nounou.
— Va pas mettre de la goutte dedans, j’te prie, dit Mémé tout net. C’est ça qui m’a tourné la tête, hier soir. J’me serais jamais mise en avant comme ça, sinon. Honteux.
— Aliss la Noire, elle a jamais rien fait d’aussi fort, dit Nounou, encourageante. J’veux dire, c’était sur cent ans, d’accord, mais elle a déplacé qu’un château. M’est avis que c’est à la portée de tout le monde, un château. »
Les coins des yeux de Mémé se plissèrent.
« Et elle a laissé les mauvaises herbes pousser partout, observa-t-elle, très collet monté.