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— Alors, je vous en prie, permettez-moi de vous offrir un verre. C’est le moins que je puisse faire, dit le fou nerveusement. Et je suis sûr que le petit bonhomme ne refuserait pas une bonne lampée. »

Hwel agrippa le bord de la table, ouvrit la bouche pour rugir.

Et s’arrêta.

Il fixa les deux silhouettes. La bouche toujours ouverte.

Il la referma dans un claquement.

« Un ennui ? » s’enquit Tomjan.

Hwel tourna la tête. La nuit avait été longue. « La lumière qui me joue des tours, marmonna-t-il. Et je boirais bien quelque chose. Une putain de bonne lampée. »

Pourquoi lutter ? songeait-il. « Je suis même prêt à endurer les chansons », dit-il.

* * *

« C’quoi, l’mot d’après ?

— Or, ch’crois.

— Ah. »

Hwel plongea un regard vacillant dans sa chope. Fallait lui reconnaître ça, à l’ivresse : elle coupait le cours des inspirations.

« Et t’as oublié “or”, dit-il.

— Où ça ? » fit Tomjan. Il portait le bonnet du fou.

Hwel réfléchit. « Y m’semb’, dit-il l’air concentré, que c’était entre “or” et “or”. Et y m’semb’… » Il jeta un autre coup d’œil dans sa chope. Elle était vide, une vision horrible. « Y m’semb’, tenta-t-il une dernière fois avant d’abandonner et de changer d’idée, y m’semb’que j’boirais bien ’core un coup.

— Ma tournée, c’te fois, nous faut du remontant, dit le fou. Hahaha. Du rabaissant, plutôt. Hahaha. » Il voulut se mettre debout et se cogna la tête.

Dans la pénombre du bistro des doigts raffermirent leur prise sur une dizaine de haches. La partie de Hwel restée à jeun, horrifiée de voir l’autre partie ivre, le poussa à agiter la main en direction des sourcils proéminents et des regards mauvais qui brûlaient dans l’obscurité.

« Ç’va, lança-t-il à la cantonade. C’est pour rire. C’t’un rigolo, un machin-bidule, là, un idiot. Un fou, voilà. Un fou très rigolo, y vient d’bidule-machin.

— Lancre, dit le fou qui s’assit lourdement sur le comptoir.

— Ç’ça. L’est loin d’bidule-machin, là, on dirait un nom d’maladie. Y sait pas comment faut s’tenir. Connaît pas beaucoup d’nains.

— Hahaha, fit le fou en se prenant la tête. On est un peu à court de nains, là d’où j’viens. »

On tapa sur l’épaule de Hwel. Il se retourna et tomba nez à nez avec une face poilue, taillée à coups de serpe, sous un casque de fer. Le nain en question faisait sauter dans sa main une hache de jet d’un air éloquent.

« Tu devrais dire à ton ami d’être un peu moins rigolo, suggéra-t-il. Sinon, c’est les démons de l’Enfer qu’il va divertir ! »

Hwel le regarda, les yeux plissés, à travers un brouillard éthylique.

« Qui t’es, toi ? demanda-t-il.

— Tirpot Tonnerafale, répondit le nain en frappant sur la cotte de mailles qui lui protégeait le torse. Et je dis que… »

Hwel le regarda de plus près.

« Hé, j’te connais, toi, fit-il. T’as une fabrique de cosmétiques dans la rue Taillevite. J’t’ai acheté une cargaison d’maquillage la s’maine dernière… »

Une ombre de panique passa sur la figure de Tonnerafale. Il se pencha en avant, affolé. « Tais-toi, tais-toi… chuchota-t-il.

— Je m’souviens, ça disait : Palais des Lutins, Fards et Parfums, fit joyeusement Hwel.

— Vach’ment bonne camelote, renchérit Tomjan qui s’efforçait de ne pas glisser de son tout petit banc. Surtout vot’ n°19, vert cadavre, mon père, y jure que par ça. Pas mieux. »

Le nain soupesa sa hache, mal à l’aise. « Ben, euh… fit-il. Oh. Enfin. Oui. Ben, merci. Que des ingrédients de premier choix, remarquez.

— V’les hachez menu avec ça, hein ? fit innocemment Hwel en désignant l’outil. Ou alors c’est votre nuit de repos ? »

Les sourcils de Tonnerafale se froncèrent à nouveau, on aurait dit une assemblée de cancrelats.

« Dites donc, vous n’seriez pas avec le théâtre, vous ?

— C’est nous, répondit Tomjan. Comédiens ambulants. » Il rectifia : « Comédiens immobiles, maintenant. Haha. Comédiens glissants, même. »

Le nain lâcha son arme et s’assit sur le banc ; l’enthousiasme lui avait soudain adouci le visage.

« J’y suis allé la semaine dernière, dit-il. C’était drôlement bien. Y avait une fille et un gars, mais elle était mariée à un vieux bonhomme, et y avait aussi un autre gars, puis ils ont dit qu’il était mort, alors la fille a dépéri et pris du poison, mais il s’est trouvé que l’autre gars, c’était en fait le premier, seulement il n’avait pas pu le dire à la fille vu que… » Tonnerafale s’arrêta et se moucha. « À la fin, tout le monde est mort, dit-il. Une vraie tragédie. J’ai pleuré tout le long du chemin en rentrant chez moi, je n’ai pas honte de l’avouer. Elle était si pâle.

— N°19 et une couche de poudre, expliqua gaiement Tomjan. Plus un soupçon d’fard à paupières brun.

— Hein ?

— Et deux mouchoirs dans le corsage, ajouta-t-il.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? » lança le nain à la compagnie d’une voix – faute d’un meilleur mot – haut perchée.

Hwel sourit dans sa chope.

« Donne-leur un bout du monologue de Grételina, petit.

— D’accord. »

Tomjan se leva, se cogna la tête, se rassit, puis transigea et s’agenouilla par terre. Il serra les mains sur ce qui eût été, sans l’intervention accidentelle de quelques chromosomes, ses seins.

« Tu mens, toi qui parles d’été… » commença-t-il.

Les nains rassemblés écoutèrent en silence un long moment. L’un d’eux fit tomber sa hache ; les autres lui soufflèrent bruyamment de se taire.

« …et la neige fondante. Adieu, conclut Tomjan. Elle boit la fiole, s’effondre derrière les remparts, descend l’échelle, se déshabille, passe le costume du garde comique numéro deux, attend une minute, entre côté cour. Holà, mon bon…

— Ça suffit », dit calmement Hwel.

Plusieurs nains pleuraient dans leur casque. Des nez se mouchèrent en chœur.

Tonnerafale se tamponnait les yeux avec un mouchoir de mailles.

« Je n’ai jamais rien entendu d’aussi triste », dit-il. Il jeta un regard noir à Tomjan. « Attends voir, reprit-il en comprenant soudain. C’est un garçon. Merde, je suis tombé amoureux de cette fille sur scène. » Il donna un coup de coude à Hwel. « Il ne serait pas un peu elfe, des fois ?

— ’bsolument humain, fit Hwel. J’connais son père. »

Une fois de plus, ses yeux se tournèrent vers le fou bouche bée qui n’en perdait pas une miette, puis revinrent à Tomjan.

Nan, songea-t-il. Coïncidence.

« C’ça, la comédie, fit-il. L’bon acteur, il peut jouer n’importe quoi, pas vrai ? »

Il sentait l’œil du fou vriller sa nuque étroite.

« Oui, mais se déguiser en femme, c’est un peu… » Tonnerafale hésitait.

Tomjan retira ses chaussures et s’agenouilla dessus, la figure au niveau de celle du nain. Il l’étudia quelques secondes, puis se composa un autre visage.

Il y eut alors deux Tonnerafale. D’accord, l’un se tenait à genoux et s’était visiblement rasé.

« Holà, holà », fit Tomjan avec la voix du nain.

Ce qui passa pour un gag désopilant auprès des autres nains, lesquels avaient un sens de l’humour plutôt simple. Alors qu’ils se regroupaient autour des jumeaux, Hwel sentit qu’on le touchait légèrement à l’épaule.

« Vous deux, vous êtes avec un théâtre ? demanda le fou, presque dessoûlé à présent.