Tu as toujours dit que les jeunes ne savent pas ce que c’est, la vraie vie d’acteur.
— Faut quand même que Hwel écrive la pièce », remarqua Vitoller.
Hwel ne disait rien. Il fixait le vide. Au bout d’un moment, une main farfouilla dans son pourpoint et sortit une feuille de papier, puis elle disparut du côté de sa ceinture et ramena un petit encrier bouché et une botte de plumes d’oies.
Ils regardèrent le nain lisser le papier sans leur accorder la moindre attention, ouvrir l’encrier, y tremper une plume, la laisser en suspens comme un faucon attendant de fondre sur sa proie, puis se mettre à écrire.
Vitoller adressa un signe de tête à Tomjan.
Le plus silencieusement possible, ils sortirent.
Vers le milieu de l’après-midi ils montèrent un plateau-repas et une liasse de papier.
Le plateau n’avait pas bougé à l’heure du thé. Le papier, lui, avait disparu.
Plus tard, un membre de la troupe qui passait par là raconta qu’il avait entendu brailler : « Ça marche pas ! C’est sans queue ni tête » ; puis le bruit de quelque chose qu’on jetait à travers la pièce.
Aux alentours du dîner, Vitoller se vit réclamer à grands cris davantage de bougies et des plumes neuves.
Tomjan voulut se coucher tôt, mais son sommeil pâtit des affres de la création qui lui venaient de la chambre voisine. On marmonnait à propos de balcons, on se demandait si le monde avait vraiment besoin de machines à vagues. Sinon, le silence, seulement troublé par le grattement insistant des plumes.
Tomjan finit par rêver.
« Voilà. On a tout, cette fois ?
— Oui, Mémé.
— Allume le feu, Magrat.
— Oui, Mémé.
— Bien. Voyons voir…
— J’ai tout marqué, Mémé.
— Je sais lire, ma fille, merci beaucoup. Bon, c’est quoi, ça : « Tournons en rond, Autour du chaudron, Et jetons-y, Des entrailles pourries… « C’est censé vouloir dire quoi ?
— Mon Jason a tué un cochon hier, Esmé.
— Moi, ça m’a l’air de tripes excellentes, Gytha. De quoi faire deux ou trois bons repas, m’est avis.
— S’il te plaît, Mémé.
— Y a plein de crève-la-faim en Klatch qui cracheraient pas dessus, c’est tout ce que j’dis… D’accord, d’accord. « Du blé en grain, Des lentilles enfin, Dans le chaudron, Bouillons, mijotons ? « Il est passé où, le crapaud ?
— S’il te plaît, Mémé. Tu nous mets en retard. Tu sais que Bobonne était contre toute cruauté inutile. Des protéines végétales, ça remplace parfaitement.
— Ça veut dire pas de triton ni d’serpent des mares non plus, je suppose ?
— Non, Mémé.
— Ni de boyaux de tigre ?
— Tiens.
— C’est quoi ça, merde, excuse mon klatchien ?
— Du boyau de tigre. Mon Wane l’a ramené de chez un marchand d’un pays tranger.
— T’es sûre ?
— Mon Wane l’a demandé spécialement, Esmé.
— Pour moi, ça ressemble à n’importe quel autre boyau.
Enfin, bon. « Gargouille double et touille trouble, Que feu donne, chaudron bouill… « POURQUOI il bouillonne pas, l’chaudron, Magrat ? »
Tomjan se réveilla, frissonnant. Il faisait noir dans la chambre. Dehors, quelques étoiles perçaient la brume de la ville, et de temps en temps s’élevaient les sifflets des cambrioleurs et des détrousseurs qui vaquaient à leurs affaires strictement illégales.
Le silence régnait dans la chambre voisine, mais il apercevait la lumière d’une bougie sous la porte.
Il retourna se coucher.
De l’autre côté du fleuve turgide, le fou s’était lui aussi réveillé. Il logeait à la Guilde des Fous, non par choix mais parce que le duc ne lui avait pas donné d’argent pour trouver mieux, et n’importe comment il avait eu du mal à s’endormir. Les murs glacés rappelaient trop de souvenirs. En outre, s’il prêtait l’oreille, il entendait les étudiants étouffer des sanglots et parfois gémir dans leur dortoir, horrifiés à la perspective de l’existence qui les attendait.
Il frappa du poing l’oreiller dur comme pierre et sombra dans un sommeil intermittent, parvint quand même à dormir. Rêver, peut-être.
« Épais et gluant, oui. Mais ça dit pas épais et gluant comment.
— Bobonne Plurniche recommandait d’en verser un peu pour voir dans une tasse d’eau froide, comme le caramel.
— C’que c’est bête, on a oublié d’en amener, Magrat.
— J’crois qu’on devrait continuer, Esmé. La nuit est bien avancée.
— Alors m’accuse pas si ça rate, c’est tout, ’yons voir… « Poil de babouin… « Qui c’est qu’a le poil de babouin ? Oh, merci, Gytha, enfin, moi, j’trouve que ça ressemble plutôt à du poil de chat, mais tant pis. « Poil de babouin, Mandragore, thym ». Alors là, m’étonnerait que ce soit d’la vraie mandragore. « Jus de carotte, Languette de botte » ; je vois, une pointe d’humour, je suppose…
— S’il te plaît, dépêche-toi !
— D’accord, d’accord. « Hululement De chat-huant, Scintillement De ver luisant. Bouillez et… laissez mijotez. »
— Tu sais, Esmé, c’est pas si mauvais qu’ça.
— T’es pas censée le boire, espèce de doyenne à la noix ! »
Tomjan s’assit tout droit dans son lit. Encore elles, les mêmes figures, les voix qui se chamaillent, déformées par le temps et l’espace.
Même après avoir regardé dehors par la fenêtre, où la fraîche lumière du jour se répandait sur la ville, il entendait encore les voix grommeler au loin, comme un orage passé qui s’estompe…
« Moi, la languette de botte, ça m’inspirait pas confiance.
— C’est encore très liquide. Tu crois pas qu’on devrait rajouter un peu de maïzena ?
— Ça changera rien. Il est en route ou il l’est pas… »
Il se leva et se plongea la figure dans la cuvette.
Des rouleaux de silence déferlaient de la chambre de Hwel. Tomjan enfila ses vêtements et poussa la porte.
On aurait dit qu’il y avait neigé, que des flocons gros et lourds avaient voltigé dans les coins et recoins de la pièce. Hwel était assis à sa table basse au beau milieu ; sa tête reposait sur un tas de papier et il ronflait.
Tomjan traversa la chambre sur la pointe des pieds et ramassa au hasard une boule de papier jetée sur le plancher. Il la défroissa et lut :
LE ROI. — Bon, je vais poser la couronne sur ce buisson, et vous me direz si quelqu’un tente de la prendre, d’accord ?
LE PARTERRE. — Oui !
LE ROI. — Maintenant, j’aimerais bien trouver mon cheval…
(Le premier assassin surgit derrière un rocher.)
LE PUBLIC. — Derrière toi !