(Le premier assassin disparaît.)
LE ROI. — Vous voulez faire des farces au vieux roi, espèces de chenapans…
Il y avait beaucoup de ratures et une grosse tache. Tomjan jeta la feuille et prit une autre boule au hasard.
LE ROI. — N’est-ce pas un canard un couteau une dague que je vois là derrière en face de à côté devant moi, le bec le manche à portée de moi ma main ?
LE PREMIER MEURTRIER. — Ma foi, non. Oh, non alors !
LE SECOND MEURTRIER. — Vous dites vrai, sire. Oh, oui alors !
À en juger par les plis du papier, on avait jeté cette boule-là contre le mur avec force. Hwel avait un jour expliqué à Tomjan sa théorie sur les inspirations, et visiblement il en avait essuyé toute une averse durant la nuit.
Toutefois, fasciné par cet aperçu du processus créatif, Tomjan fit une troisième tentative :
LA REINE. — Ma foi, j’entends du bruit dehors ! Peut-être mon époux qui s’en revient ! Vite, dans l’armoire, et sans perdre de temps !
LE MEURTRIER. — Crénom, mais votre servante a gardé mes pantoufles !
LA SERVANTE (elle ouvre la porte). — L’archevêque, Votre Majesté.
LE PRÊTRE(sous le lit). — Miséricorde !
(Alarmes diverses.)
Tomjan se demandait plus ou moins en quoi consistaient exactement les alarmes diverses dont Hwel pimentait sans arrêt ses indications scéniques. Le nain refusait toujours de s’expliquer là-dessus. Peut-être faisait-il allusion à des systèmes de sonneries qui se déclenchaient dès qu’un intrus venait y voir de trop près pour lui voler ses idées.
Il se glissa jusqu’à la table et, avec grande précaution, tira la liasse de papier de sous la tête du nain endormi qu’il reposa doucement sur un coussin.
La première feuille disait :
Vérence Kasqueth Veille des Petits Dieux Une Nuit de Couteaux Dagues Rois, par Hwel de la troupe Vitoller. Comédie tragédie en huit cinq six trois neuf actes.
Personnages : Kasqueth, un bon roi.
Vérence, un mauvais roi.
Sirdutant, une méchante sorcière.
Hogue, une autre méchante sorcière.
Magerat, une sirène…
Tomjan passa à la page suivante.
Scène : une salle de réception un navire en mer une rue à Pseudopolis une lande désolée. Entrent trois sorcières…
Le jeune homme lut un moment et arriva à la dernière page.
Gentes dames et gentils sires, chantons, dansons et souhaitons bonne santé au roi. (Tout le monde sort, chante tralala etc. Pluie de pétales de roses. Carillon de cloches. Des dieux descendent du ciel, des démons remontent de l’enfer, beaucoup d’agitation avec plate-forme tournante etc.) Fin.
Hwel ronflait.
Dans ses rêves, des dieux s’élevaient et tombaient, des bateaux traversaient astucieusement et adroitement des océans de toile, des images sautaient et défilaient, tremblotantes ; des hommes volaient sur des câbles, volaient sans câbles, de grands vaisseaux irréels se combattaient dans des cieux imaginaires, des mers s’ouvraient, des femmes se faisaient couper en deux, mille techniciens d’effets spéciaux gloussaient et baragouinaient. Lui courait au milieu de tout ça, les bras ouverts, désespéré ; il savait que rien de ce qu’il voyait n’existait vraiment ni n’existerait un jour et qu’il ne disposait que de quelques mètres carrés de planches, d’un peu de toile et de peinture pour retenir les images fascinantes qui lui envahissaient la tête.
Seuls les rêves affranchissent des contraintes. Le reste du temps, ce sont elles qui rendent timbré.
« C’est une bonne pièce, dit Vitoller, mais je n’aime pas le fantôme.
— On ne touche pas au fantôme, répliqua Hwel, l’air buté.
— Mais le public ricane tout le temps et balance des projectiles. D’ailleurs, tu sais qu’on a du mal à nettoyer toute la poussière de craie des costumes.
— On ne touche pas au fantôme. C’est un élément dramatique indispensable.
— Tu as déjà dit ça pour la dernière pièce.
— Ben, oui, c’était le cas.
— Dans Comme vous voudrez aussi, dans Un mage d’Ankh aussi, et dans toutes les autres.
— Moi, j’aime ça, les fantômes. »
Debout près de la scène, ils regardaient les ouvriers nains assembler la machine à vagues. Elle consistait en une demi-douzaine de longs axes recouverts de spirales compliquées de toile peinte dans les tons bleu, vert et blanc, qui traversaient toute la largeur de la scène. Un dispositif de rouages et de courroies sans fin les reliait à un treuil en coulisse. Quand toutes les spirales tournaient en même temps, les estomacs fragiles devaient regarder ailleurs.
« Des batailles navales, murmura Hwel. Des naufrages. Des tritons. Des pirates !
— Des paliers qui grincent, mon gars, grommela Vitoller en prenant appui sur sa canne. Des frais d’entretien. Des heures supplémentaires.
— Ç’a l’air très… compliqué, reconnut Hwel. Qui c’est qui l’a mis au point ?
— Un vieux fêlé de la rue des Artisans-Ingénieux, répondit Vitoller. Léonard de Quirm. C’est un peintre, en réalité. Il fait ce genre de trucs comme passe-temps. J’ai appris par hasard qu’il travaillait là-dessus depuis des mois. Comme il n’arrivait pas à le faire voler, j’ai sauté sur l’occasion. »
Ils regardèrent tourner le simulacre de vagues.
« Tu es décidé à partir ? demanda enfin Vitoller.
— Oui. Tomjan est encore un peu tout fou. Il a besoin d’une tête plus chenue près de lui.
— Tu vas me manquer, mon gars. Je peux bien te le dire. Tu as été comme un fils pour moi. Tu as quel âge, exactement ? Je n’ai jamais su.
— Cent deux ans. »
Vitoller hocha mélancoliquement la tête. Il en avait soixante, et son arthrite le travaillait.
« Tu as été comme un père pour moi, alors, dit-il.
— Ça s’égalise, en fin de compte, fit Hwel d’un air embarrassé : moitié plus petit, deux fois plus vieux. En longueur de temps, on peut dire qu’en moyenne on vit autant que les humains. »
Le directeur de troupe soupira. « Ben, je ne sais pas ce que je vais faire sans vous deux, sans blague.
— C’est seulement pour l’été, et il y a beaucoup de gars qui restent. En fait, ce sont surtout les débutants qui s’en vont. Tu as toi-même dit que c’était un bon apprentissage. »
Vitoller paraissait malheureux et, dans l’air frisquet du théâtre à moitié terminé, beaucoup plus petit que d’habitude, comme un ballon quinze jours après la fête. Il poussa distraitement quelques copeaux de bois du bout de sa canne.
« On prend de l’âge, maître Hwel. Du moins, corrigea-t-il, moi, je prends de l’âge, et toi de la vieillesse. Minuit a déjà sonné pour nous.
— Oui. Tu ne voudrais pas qu’il s’en aille, hein ?
— J’étais d’accord au début. Tu le sais. Puis je me suis dit : il y a du destin dans l’air. Dès que ça va bien, il faut toujours que le foutu destin s’en mêle. Je veux dire, Tomjan vient de là-bas. De quelque part dans les montagnes. Maintenant la fatalité le rappelle. Je ne le reverrai pas.
— C’est seulement pour l’été… »
Vitoller leva une main. « Ne m’interromps pas. Je tiens la bonne intonation dramatique.