« Quel genre de furies noires de la nuit ?
— Des furies noires de la nuit maléfiques, Hwel !
— Qui complotent ?
— Ouais !
— En secret ?
— Ouais ! »
Hwel se redressa de toute sa taille réduite.
« Vous-êtes-quoi ?
— On est des furies noires de la nuit maléfiques qui complotent en secret, Hwel !
— Voilà ! » Il pointa un doigt frémissant vers la scène et baissa la voix à l’instant où une inspiration dramatique plongeait depuis l’espace pour lui percuter le centre créatif et l’inciter à dire : « Maintenant j’veux que vous alliez là-bas leur en faire baver. Pas pour moi. Pas pour ce putain de capitaine. » Il passa le mégot d’un cigare imaginaire d’un coin de sa bouche à l’autre, repoussa un casque en fer-blanc invisible et termina d’une voix rauque : « Mais pour le caporal Walkowski et son p’tit chien. »
Ils le fixèrent d’un regard incrédule.
En réplique, quelqu’un agita une plaque de tôle et rompit le charme.
Hwel roula des yeux. Il avait grandi dans les montagnes où les orages se déplaçaient de pic en pic sur des jambes d’éclairs. Il se rappelait des tempêtes qui changeaient les formes des massifs, qui écrasaient des forêts entières. Une plaque de tôle, ça ne rendait quand même pas pareil, quel que soit le cœur qu’on mettait à la secouer.
Une fois, songea-t-il, rien qu’une fois. Que j’y arrive au moins une fois.
Il ouvrit les paupières et fusilla les sorcières du regard.
« Qu’est-ce vous fichez ici ? hurla-t-il. Allez-y et jetez-leur des sorts ! »
Il les observa qui détalaient pour entrer en scène, puis Tomjan le tapota sur la tête.
« Hwel, il n’y a pas de couronne.
— Hmm ? fit le nain tandis que son cerveau s’attaquait à différents moyens de construire des machines à tonnerre et éclairs.
— Il n’y a pas de couronne, Hwel. Faut que je porte une couronne.
— Bien sûr que si, il y a une couronne. La grosse avec du verre rouge, très impressionnante, on s’en est servi dans cette ville avec une grande place…
— Je crois qu’on l’a laissée là-bas. »
Il y eut un autre roulement de tonnerre métallique, mais la part de Hwel qui vivait la pièce entendit quand même une voix hésiter sur scène. Il fila comme une flèche vers la coulisse.
«… j’ai étouffé plus d’un bébé… souffla-t-il et il revint à toute vitesse. « Ben, trouves-en une autre, alors, dit-il distraitement. Dans la malle des accessoires. Tu es le roi félon, il te faut une couronne. Allez, au boulot, mon gars, c’est à toi dans quelques minutes. Improvise. »
Tomjan revint sans se presser à la malle. Il avait grandi parmi les couronnes, de grosses couronnes dorées en bois et plâtre, serties de verre de première qualité. Il s’était fait les dents et avait bavé sur les ronds de chapeau de l’Autorité. Mais la plupart étaient restées au Dysk. Il sortit des dagues pliantes, des crânes et des vases, plusieurs années de dépôts, et ses doigts se refermèrent tout au fond sur un objet fin en forme de couronne que personne n’avait jamais voulu porter parce qu’il n’évoquait pas assez la dignité royale.
Il serait de bon ton de dire que l’objet picota sous sa main. Peut-être même serait-ce exact.
Mémé était aussi immobile qu’une statue et presque aussi froide. L’horreur de la découverte la gagnait peu à peu.
« C’est nous, dit-elle. Autour de ce chaudron ridicule. C’est nous que ça représente, Gytha. »
Nounou Ogg marqua un temps, une noix à mi-chemin de ses gencives. Elle écouta le texte.
« J’ai jamais provoqué de naufrages ! se récria-t-elle. Elles viennent de dire qu’elles ont naufragé des gens ! J’ai jamais fait ça, moi ! »
En haut de la tour, Magrat envoya son coude dans les côtes du fou.
« Du fard à joues vert, s’indigna-t-elle, les yeux braqués sur la troisième sorcière. Je ressemble pas à ça. J’y ressemble pas, hein ?
— Pas du tout, fit le fou.
— Et ces cheveux ! »
Le fou jeta un coup d’œil par les créneaux comme une gargouille empressée.
« Ils me font penser à de la paille, dit-il. Pas très propres, non plus. »
Il hésita, gratta des doigts la maçonnerie couverte de lichen. Avant leur départ de la ville, il avait demandé à Hwel quelques mots appropriés à dire à une jeune dame et les avait mémorisés sur le chemin du retour. C’était maintenant ou jamais.
« Je voudrais savoir si je pourrais vous comparer à un jour d’été. Parce que… ben, le 12 juin, c’était une belle journée, et… Oh. Vous êtes partie… »
Le roi Vérence agrippa le bord de son siège ; ses doigts passèrent au travers. Tomjan avait fait son entrée en scène, l’air important.
« C’est lui, n’est-ce pas ? C’est mon fils ? » La noix intacte tomba de la main de Nounou Ogg et roula par terre. Elle opina.
Vérence tourna vers elle un visage hagard et transparent.
« Mais qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qu’il dit ? »
Nounou secoua la tête. Le roi écoutait, bouche bée, Tomjan qui se lançait dans sa grande tirade et traversait la scène en titubant.
« J’crois qu’il doit jouer votre rôle, fit Nounou d’un air distant.
— Mais je n’ai jamais marché comme ça ! Pourquoi a-t-il une bosse sur le dos ? Qu’est-il arrivé à ses jambes ? » Il écouta encore un peu et ajouta, d’un ton horrifié : « Et ça, je ne l’ai sûrement jamais fait ! Ni ça non plus. Pourquoi dit-il que j’ai fait ça ? »
Il posait un regard suppliant sur Nounou. Elle haussa les épaules.
Le roi leva la main, se décoiffa de sa couronne spectrale et l’examina.
« Et c’est ma couronne qu’il porte ! Regardez, c’est elle ! Et il dit que j’ai commis tous ces… » Il s’arrêta une minute pour écouter le dernier distique avant d’ajouter : « D’accord. Peut-être que ça, je l’ai fait. J’ai dû mettre le feu à quelques chaumières. Mais tout le monde fait pareil. C’est bon pour le bâtiment, d’ailleurs. »
Il se reposa la couronne fantomatique sur la tête.
« Pourquoi dit-il tout ça sur moi ? implora-t-il.
— C’est de l’art, fit Nounou. C’est un chaipasquoi, un miroir de la vie. »
Mémé se retourna lentement sur son siège pour observer le public. Les spectateurs ne perdaient pas une miette de la pièce, la figure extasiée. Les vagues de mots les submergeaient, leur coupaient le souffle. C’était réel. Plus réel même que la réalité. C’était de l’histoire. Ce n’était peut-être pas vrai, mais qu’importait ?
Mémé n’avait jamais eu beaucoup de temps à consacrer aux mots. Ils manquaient trop de substance. Aujourd’hui elle regrettait de ne pas l’avoir trouvé, le temps. Oui, les mots étaient immatériels. Aussi doux que l’eau, mais également aussi puissants. Et maintenant ils se ruaient sur le public, érodaient les digues de la vérité et balayaient le passé.
C’est nous, là-bas, songea-t-elle. Tout le monde sait qui on est réellement, mais ce qu’ils voient sur la scène, c’est ce qu’ils retiendront : trois vieilles biques qui baragouinent en chapeau pointu. Tout ce qu’on a pu faire, tout ce qu’on a pu être cessera d’exister.
Elle se tourna vers le fantôme du roi. Bah, il n’avait pas été pire qu’un autre. Oh, il lui était arrivé de brûler une petite chaumière de temps en temps, presque sans y penser, mais seulement quand il piquait une grosse colère, et sans se laisser entraîner. Il avait infligé des blessures au monde, mais du genre qui guérissaient.