Il gagna l’extrémité des remparts et plongea le regard au fond de la gorge. Loin en contrebas, la Lancre bouillonnait dans ses brumes éternelles.
Il fit demi-tour et passa dans un courant d’air tellement glacé qu’il suffoqua.
Des souffles de vent insolites lui tiraillèrent les vêtements. Il entendit un marmonnement étrange tout contre son oreille, comme si on tentait de lui parler mais sans trouver la bonne vitesse d’élocution. Il resta figé un moment, prit son inspiration et fonça vers la porte.
« Mais on n’est pas des sorcières !
— Pourquoi vous leur ressemblez, alors ? Attachez-leur les mains, les gars ! »
— Oui, excusez-moi, mais on n’est pas des vraies sorcières ! »
Le capitaine des gardes les dévisagea une à une. Il enregistra les chapeaux pointus, les cheveux en bataille qui sentaient les meules de foin humide, les teints vert blafard et les bataillons de verrues. La situation de capitaine de la garde ducale n’offrait pas un grand avenir à qui faisait preuve d’initiative. On avait demandé trois sorcières, et celles-là faisaient l’affaire.
Le capitaine n’allait jamais au théâtre. Durant les tourments de son adolescence, il avait éprouvé une grande frayeur à un spectacle de Guignol et Gnafron ; depuis lors il évitait soigneusement les divertissements organisés et se tenait à l’écart de tout endroit où l’on pouvait s’attendre à tomber sur des gourdins. Il avait passé la dernière heure à déguster tranquillement un verre dans le poste de garde.
« J’ai dit de leur attacher les mains, non ? cracha-t-il.
— Est-ce qu’on les bâillonne aussi, cap’taine ?
— Mais écoutez donc, on est de la troupe…
— Oui, répondit le capitaine avec un frisson. Bâillonnez-les.
— S’il vous plaît… »
Le capitaine se pencha et fixa les trois paires d’yeux effarouchés. Il tremblait.
« Ça, fit-il, c’est la dernière fois que vous vous moquez de la maréchaussée. »
Il eut conscience que les soldats lui lançaient, à lui aussi, des regards bizarres. Il toussa et se ressaisit.
« Alors très bien, mes petites sorcières de théâtre, dit-il. Fini de jouer, maintenant, pour vous c’est relâche. »
Il arrêta ses hommes. « Mais non, vous comprenez tout de travers, les gars ; nous, on les garde. Mettez-leur les chaînes », dit-il.
Trois autres sorcières étaient assises dans la pénombre derrière la scène, les yeux dans le vide. Mémé Ciredutemps avait ramassé un exemplaire du texte qu’elle examinait de temps en temps, comme pour y chercher des idées.
« Alarmes et engagements divers, lut-elle d’une voix mal assurée.
— Ça veut dire des tas d’événements terribles, expliqua Magrat. On met toujours ça dans les pièces.
— Alarmes et quoi ? fit Nounou Ogg qui n’avait pas écouté.
— Engagements divers, répondit patiemment Magrat.
— Oh. » La figure de Nounou s’éclaira un peu. « Moi, j’préférerais m’faire engager l’été, au bord de la mer, ça doit être bien.
— La ferme, Gytha, fit Mémé Ciredutemps. C’est pas pour toi, de toutes façons. Seulement pour ceux qui posent les systèmes d’alarme, comme dit le papier. Pour qu’ils se reposent un peu, sans doute.
— On peut pas les laisser faire, dit Magrat vite et fort. Si ça s’ébruite, les sorcières resteront toujours des vieilles biques avec du fard à joues vert.
— Et qui se mêlent des affaires des rois, renchérit Nounou. Ce qu’on fait jamais, c’est bien connu.
— Se mêler des affaires des autres, j’ai rien contre, dit Mémé Ciredutemps. Tant qu’y a pas malveillance.
— Et cette cruauté envers les animaux, marmonna Magrat. Toutes ces histoires d’œil de chien et d’oreille de crapaud. Personne se sert de trucs pareils. »
Mémé Ciredutemps et Nounou Ogg évitèrent soigneusement de se regarder.
« Souillon ! lâcha amèrement Nounou.
— Les sorcières, elles sont pas comme ça, dit Magrat. On vit en harmonie avec les grands cycles de la nature, on fait de mal à personne, et c’est méchant de leur part de prétendre le contraire. On devrait leur couler du plomb fondu dans les os. »
Les deux autres la regardèrent avec une certaine admiration étonnée. Elle ne verdit pas, mais rougit et se contempla les genoux.
« Bobonne Plurniche avait une recette, confessa-t-elle. C’est très facile. Ce qu’il faut, c’est du plomb et…
— J’crois pas que ce serait une bonne idée, dit lentement Mémé à l’issue d’un combat intérieur acharné. Les gens auraient mauvaise opinion.
— Pas pour longtemps, remarqua Nounou avec mélancolie.
— Non, on peut pas s’amuser à ce genre de chose, dit Mémé un peu plus fermement cette fois. On aurait pas fini d’en entendre parler.
— Pourquoi on changerait pas le texte ? fit Magrat. Quand ils vont revenir sur scène, on pourrait les influencer pour qu’ils oublient ce qu’ils disent et leur placer d’autres mots dans la bouche.
— J’imagine que t’es une experte en mots de théâtre ? railla Mémé. Faut qu’ils soient de la bonne espèce, sinon les gens vont se douter de quelque chose.
— Ça devrait pas être trop difficile, rétorqua Nounou Ogg. J’ai étudié la question. Faut faire blablabla-blablabla-blablabla. »
Mémé réfléchit un instant.
« Y a pas que ça, je crois. Certains de ces discours étaient drôlement bons. J’les ai à peine compris.
— C’est pas compliqué du tout, insista Nounou Ogg. N’importe comment, la moitié des acteurs, ils oublient leur texte. Ça sera facile.
— On pourrait leur mettre des mots dans la bouche ? » demanda Magrat.
Nounou Ogg hocha la tête. « Des mots nouveaux, j’sais pas, dit-elle. Mais on peut déjà s’arranger pour qu’ils oublient ceux-là. »
Toutes deux regardèrent Mémé Ciredutemps. Elle haussa les épaules.
« J’suppose que ça vaut le coup d’essayer, concéda-t-elle.
— Les sorcières encore à naître nous en remercieront, dit Magrat avec ardeur.
— Ah, alors… fit Mémé.
— Quand même ! À quoi vous jouez ? On vous cherche partout ! »
Les sorcières se retournèrent pour voir un nain furieux qui essayait de les dominer de sa petite taille.
« Nous ? fit Magrat. Mais on est pas dans…
— Oh, que si, rappelez-vous, on l’a rajouté la semaine dernière. Acte deux, en avant-scène, autour du chaudron. Vous n’avez rien à dire. Vous symbolisez les forces occultes à l’œuvre. Ayez l’air aussi malfaisantes que possible. Allez, vous êtes de bons petits gars. Vous vous en êtes bien tirés jusqu’ici. »
Hwel gratifia Magrat d’une claque sur les fesses. « Bonne mine que tu as là, Wilph, dit-il d’un ton encourageant. Mais, bon sang, ne lésine pas sur le rembourrage ; la silhouette, ce n’est toujours pas ça. Jolies verrues, Notelet. Je dois dire, ajouta-t-il en reculant, qu’on ne pouvait espérer meilleur ramassis de vieilles peaux. Bravo. Dommage pour les perruques. Maintenant magnez-vous. Lever de rideau dans une minute. Ouste, cassez-vous. »
Il octroya une autre claque sonore sur le postérieur de Magrat, se fit légèrement mal à la main et se dépêcha d’aller houspiller quelqu’un d’autre.
Aucune sorcière n’osait parler. Instinctivement, Magrat et Nounou Ogg se tournèrent vers Mémé.
Elle renifla. Elle regarda en l’air. Elle regarda autour d’elle. Elle regarda la scène brillamment éclairée dans son dos. Elle frappa dans ses mains avec un claquement dont l’écho se répercuta dans tout le château, puis elle les frotta.