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« Ça tombe bien, dit-elle, sinistre. On va le faire, le spectacle. »

Nounou suivit Hwel d’un œil sombre. « Casse-toi toi-même », marmonna-t-elle.

* * *

Hwel, depuis la coulisse, donna le signal du lever de rideau. Et du coup de tonnerre.

Qui ne vint pas.

« Le tonnerre ! lança-t-il dans un souffle qu’entendit la moitié du public. Vas-y ! »

Une voix pleurnicha derrière le pilier le plus proche : « J’ai voulu secouer le tonnerre, Hwel ! Il fait juste dirig-ding ! »

Hwel resta un moment silencieux. Il comptait. La troupe l’observait, frappée de terreur à défaut de l’être par la foudre.

Il finit par lever les poings au ciel et lancer : « Je voulais une tempête ! Rien qu’une tempête. Même pas une grosse. N’importe quelle tempête. Maintenant je veux qu’on me comprenne bien ! J’en ai assez ! Je veux le tonnerre tout de suite ! »

L’éclair qui lui répondit comme un coup de poignard changea les ombres multicolores du château en blanc aveuglant et noir déchirant. Un roulement de tonnerre répliqua aussitôt.

C’était le fracas le plus formidable qu’avait jamais entendu Hwel. Il semblait naître dans sa tête et se frayer un chemin vers l’extérieur.

Il dura, dura, secoua chacune des pierres du château. Une pluie de poussière s’abattit. Une tourelle au loin se détacha avec une lenteur de corps de ballet et bascula doucement cul par-dessus tête dans les profondeurs affamées de la gorge.

Lorsqu’enfin le tonnerre se tut, il abandonna un silence qui résonnait comme une cloche.

Hwel leva les yeux vers le ciel. De grands nuages noirs filaient au-dessus du château et masquaient les étoiles.

La tempête était de retour.

Elle avait passé un temps fou à apprendre le métier. Des années à rester cachée dans des vallées loin de tout. Elle avait répété des heures devant un glacier. Étudié les grandes tempêtes d’autrefois. Poli son art jusqu’à la perfection. Et aujourd’hui, ce soir, devant un public visiblement au fait qui l’attendait, la tempête allait faire un… oui, un tabac.

Hwel sourit. Peut-être que les dieux écoutaient, après tout. Il regrettait de n’avoir pas demandé une bonne machine à souffler du vent par la même occasion.

Il adressa des gestes frénétiques à Tomjan.

« Vas-y ! »

Le jeune homme hocha la tête et se lança dans sa grande tirade.

« Et désormais notre domination est sans partage… »

Derrière lui sur la scène, les sorcières se penchèrent sur le chaudron.

« C’est que du fer-blanc, celui-là, souffla Nounou. Et il est tout plein de beurk.

— Et le feu, c’est que du papier rouge, chuchota Magrat. On aurait dit du vrai, de là-haut, c’est que du papier rouge ! Regardez, on enfonce le doigt dedans…

— Tant pis, fit Mémé. Prenez l’air occupé et attendez mon signal. »

Alors qu’ils entamaient le dialogue qui allait aboutir à la passionnante scène du duel, le méchant roi et le bon duc prirent conscience d’une certaine activité dans leur dos et de quelques gloussements dans le public. Après un éclat de rire parfaitement hors de propos, Tomjan risqua un coup d’œil en coin.

Une sorcière mettait leur feu en morceaux. Une autre essayait de nettoyer le chaudron. La troisième, assise les bras croisés, le fixait d’une prunelle noire.

« La terre elle-même crie à la tyrannie… » lança Cabelan, puis il remarqua soudain l’expression de Tomjan et suivit son regard. Sa voix décrut avant de s’éteindre.

« “Et me demande de la venger”, souffla Tomjan avec obligeance.

— M-mais… murmura Cabelan qui essayait de pointer discrètement sa dague.

— J’voudrais pas qu’on me trouve morte avec un chaudron pareil, chuchota Nounou Ogg dont la voix porta jusqu’au fond de la cour. Deux jours de boulot avec un tampon à récurer et un seau de sable, voilà.

— “Et me demande de la venger” ! » souffla une fois encore Tomjan. Du coin de l’œil, il vit Hwel dans la coulisse, figé dans une attitude de rage folle.

« Comment ils le font trembloter ? demanda Magrat.

— Chut, vous deux, dit Mémé. Vous gênez le monde. » Elle souleva son chapeau à l’intention de Cabelan. « Continuez, jeune homme. Faites pas attention à nous.

— Hein ? fit Cabelan.

— Aha, elle te demande de la venger, n’est-ce pas ? reprit Tomjan, au désespoir. Et le ciel crie lui aussi vengeance, j’imagine. »

La tempête répliqua par un éclair qui emporta le sommet d’une autre tour…

Au premier rang du public, le duc se tapit sur son siège ; son visage passait par toutes les couleurs de l’angoisse. Il tendit ce qui jadis avait été un doigt.

« Elles sont là, soupira-t-il. Ce sont elles. Qu’est-ce qu’elles font dans ma pièce ? Qui a dit qu’elles pouvaient jouer dans ma pièce ? »

La duchesse, moins portée sur les questions de pure forme, fit signe au garde le plus proche.

Sur scène, Tomjan transpirait sous le poids du texte. Cabelan était incohérent. Et voilà que Gensive, qui jouait le rôle de la bonne duchesse en perruque de lin, avait à son tour perdu le fil.

« Aha, tu me traites de méchant roi, mais tu le murmures afin que nulle autre oreille ne l’entende, croassa Tomjan. Et tu as fait appeler la garde, sans doute par un signal secret dont ni la langue ni les lèvres ne sont les instruments. »

Un garde s’approcha en crabe, encore vacillant de la poussée que venait de lui donner Hwel. Il fixa Mémé Ciredutemps.

« Hwel se demande ce que vous fichez ? siffla-t-il.

— Qu’est-ce là ? fit Tomjan. T’ai-je bien entendu dire : Je viens, ma lady ?

— Vire-moi ces gens, il a dit ! »

Tomjan s’approcha sur l’avant-scène.

« Tu bredouilles, mon vieux. Vois comme j’esquive ta lance aussi lente qu’une tortue. J’ai dit : vois comme j’esquive ta lance aussi lente qu’une tortue. Ta lance, mon vieux. Celle que tu tiens dans ta main sanglante, crénom. »

Le garde lui adressa un sourire figé, au désespoir.

Tomjan hésita. Trois autres acteurs autour de lui fixaient les sorcières. Il voyait arriver avec crainte l’instant du duel, aussi inévitable qu’un avis d’imposition, et il commençait à se dire qu’il allait devoir parer ses propres coups sauvages et se poignarder tout seul.

Il se tourna vers les trois sorcières. Sa bouche s’ouvrit.

Pour la première fois de sa vie, sa mémoire infaillible lui faisait défaut. Il ne retrouvait pas la suite.

Mémé Ciredutemps se dressa. Elle s’avança jusqu’au bord de la scène. Les spectateurs retinrent leur souffle. Elle leva une main.

« Fantômes de l’esprit et autres faux-semblants, tous dehors. J’ordonne à la Vérité de… – elle hésita –… de faire son blablabla. »

Tomjan sentit le froid s’engouffrer en lui. Les autres aussi reprirent vie dans un sursaut.

Des profondeurs de leurs esprits vides montèrent en flèche de nouveaux mots, des mots rouges de sang et de vengeance, des mots dont l’écho avait résonné parmi les pierres du château, des mots conservés dans le silicium, des mots qui voulaient se faire entendre, des mots qui leur forçaient tellement sur la bouche que refuser de les dire se solderait par une mâchoire brisée.

« Le craignez-vous, maintenant ? fit Gensive. Lui dont la boisson embrume l’esprit ? Prenez sa dague, mon époux… Vous êtes à une longueur de lame du royaume.