— Non, pas encore. Je voulais vous le dire d’abord.
Donald Redstone apprécia cette marque de respect, écouta Irina puis sauta sur son portable.
— Venez tout de suite, lança-t-il lorsqu’il eut Malko en ligne. Il y a du nouveau.
Après quoi, il regarda sa montre : midi cinq. Ils avaient deux heures pour s’organiser. Irina, très excitée, ôta son manteau et alluma une cigarette. L’Américain se demanda fugitivement si elle avait déjà couché avec Malko, connu pour ses conquêtes féminines. Ou si c’était encore à l’état de projet. S’il n’avait pas été marié et fidèle, il l’aurait sur-le-champ allongée sur son bureau.
Penchés sur la carte de Kiev, ils examinèrent le heu du rendez-vous. La cathédrale Saint-André se trouvait sur un petit promontoire dominant le Dniepr, au début de la descente du même nom, dont le trottoir de gauche abritait tous les jours une brocante où on trouvait un peu de tout, des matriochkas aux vieux samovars en cuivre.
— La nef de l’église est toute petite, dit-il. Vous ne pouvez pas le rater. En plus, vous avez un avantage énorme sur lui : il s’attend à voir Viktoria. Cela va nous donner le temps de nous organiser. Sans vous faire prendre de risques.
Irma songeait à sa brève conversation avec Stephan. Elle était certaine qu’il ne venait pas pour la tuer.
— Je n’ai pas l’impression qu’il vienne avec de mauvaises intentions, dit-elle. Plutôt qu’il a envie de changer de camp.
On frappa à la porte et Malko pénétra dans le bureau. Un simple regard en direction d’Irina fit démarrer sa libido au quart de tour ; pourtant, elle semblait bien loin de toute préoccupation sexuelle. Tout comme Donald Redstone qui le mit au courant du rendez-vous.
— C’est presque trop beau ! soupira Malko. Ce Stephan n’a aucune raison de prendre contact avec Viktoria, sauf pour l’éliminer. À moins qu’Irina n’ait raison : pour une raison que nous ignorons, il veut changer de camp. Peut-être suite à son ratage d’hier soir.
— Comment allons-nous nous organiser ? demanda Donald Redstone. Je peux réquisitionner un jeune case officer, mais il n’a pas l’expérience de ce genre de situation. Ou aussi venir moi-même, mais cela peut être embarrassant. Et je ne pourrai pas être armé.
— Je pense que je suffirai à assurer la protection d’Irina, affirma Malko.
— Ce Polonais vous connaît, objecta le chef de station. Vous ne bénéficierez donc pas de l’effet de surprise.
Malko allait répliquer que Stephan connaissait aussi Irina lorsqu’un regard éloquent de la jeune femme le dissuada de révéler que le Polonais les avait vus ensemble dans l’ascenseur du Premier Palace. Elle ne tenait pas à ce que Donald Redstone soit au courant de son aventure avec Malko.
— Il faudrait peut-être prévenir la Milicija et faire arrêter ce type, reprit l’Américain. Après tout, il a essayé de vous tuer. Sans parler de son rôle dans la liquidation de Roman Marchouk.
Malko secoua la tête.
— Mêler la Milicija au problème n’avancerait à rien. Je crois, comme Irma, qu’il ne vient pas à ce rendez-vous avec de mauvaises intentions. S’il accepte de parler, il est le seul à pouvoir nous éclairer sur le complot de l’empoisonnement de Viktor Iouchtchenko.
— Je suis prête à courir le risque de cette rencontre, affirma crânement Irina Murray. Je suis certaine que M. Linge me protégera.
Donald Redstone se dit in petto qu’elle avait déjà couché avec Malko. Avec un petit pincement de regret. C’est dur, parfois, d’être un mari fidèle.
— Dans ce cas, assura Malko, allons là-bas tout de suite et organisons-nous. Je vous tiens au courant.
— Irina, voulez-vous une arme ? proposa l’Américain. La jeune femme sourit.
— Non, je ne saurais pas m’en servir…
Nikolaï Zabotine avait décidé de ne pas bouger de son bureau de la journée. Toutes les demi-heures, l’équipe des berkut surveillant Stephan Oswacim rendait compte par l’intermédiaire du colonel. Ils avaient l’ordre de ne pas lâcher le Polonais d’une semelle jusqu’au rendez-vous de deux heures, pour éviter qu’il ne se perde dans la nature.
Le rendez-vous fixé à la cathédrale Saint-André allait mettre fin au suspens. Afin d’être sûr de réussir, Nicolaï Zabotine avait fait mobiliser les quatre berkut. Stephan Oswacim n’avait aucune chance de leur échapper. Il se dit que son coup de fil avait dû apaiser le Polonais à la dérive. Il avait sûrement très envie de croire son employeur russe.
Irina et Malko descendirent de voiture à l’extrémité de Vozydeskakia, juste à l’entrée d’Andreïvski Uzviz. Piétonnière dans sa seconde partie, la rue aux pavés inégaux descendait en lacets jusqu’au fleuve. Tout le trottoir de gauche était occupé par des dizaines d’échoppes offrant un bric-à-brac folklorique. On trouvait de tout, c’était les puces de Kiev, et il y avait toujours des clients, en dépit du froid.
Juste en face, s’élevait la cathédrale Saint-André, bâtie sur un promontoire dominant la rue auquel on accédait par un imposant escalier. Blanc et bleu, entourée d’une large promenade, l’église avait grande allure avec ses cinq bulbes verts réhaussés de garnitures d’or.
De la promenade, on avait une vue panoramique sur l’est de la ville et le Dniepr. Malko jeta un coup d’œil à sa Breitling : midi quarante-cinq. Ils avaient largement le temps.
— Viens ! dit-il à Irina Murray.
Ils traversèrent la rue en pente pour aborder l’escalier menant à la basilique. Quelques rares touristes se photographiaient entre eux sur la promenade. Ils pénétrèrent dans la nef. En dépit des proportions extérieures majestueuses de l’église, elle était minuscule ! D’imposants volets de fer attestaient que les temps n’avaient pas toujours été faciles. Quelques babouchkas priaient devant des cierges allumés, des touristes s’attardaient devant les icônes du chœur. Cela sentait l’encens et la poussière.
— Voilà ce que je te propose, suggéra Malko. Moi, je vais rester dans la rue, sur l’autre trottoir, mêlé aux badauds qui flânent au marché aux puces. Que le Polonais arrive du bas de la descente ou du haut, il passera devant moi. Je te signalerai aussitôt son arrivée et tu ne seras pas surprise. De toute façon, tu ne seras pas seule dans l’église. Même s’il a de mauvaises intentions, il ne tentera pas de t’agresser à l’intérieur.
— Mais il va me reconnaître immédiatement, objecta Irina. Il m’a vue avec toi dans l’ascenseur.
— Évidemment, reconnut Malko, mais j’arriverai sur ses talons. Cela, il ne le sait pas. Tu as peur ?
— Non, j’ai confiance en toi.
— J’aurai le bénéfice de la surprise, continua Malko et je n’hésiterai pas à tirer si je te vois en danger.
— Karacho ! On fait comme ça, conclut Irina Murray.
C’était comme s’ils n’avaient jamais fait l’amour ensemble : des relations purement professionnelles. Ils ressortirent de l’église et la jeune femme proposa :
— Il y a un petit restaurant un peu plus bas : Za douma Zaytsami; ce n’est pas mauvais…
— Davai, approuva Malko en lui prenant le bras.
Stephan Oswacim gara sa Skoda en épi à l’entrée de la descente Saint-André. Son pouls avait brutalement grimpé quand il avait aperçu derrière lui la Lada blanche qu’il avait déjà repérée. Elle se gara à quelques places de là. Quatre malabars en émergèrent.