Stephan Oswacim se retourna pour la vingtième fois. Son ex-cible semblait se rapprocher. Il fallait absolument qu’il prenne un peu d’avance. En bas de la descente Saint-André, il trouverait sûrement une voiture et pourrait le distancer. Il ne pensait pas plus loin. Dans son effort pour gagner du terrain, il fit un écart et bouscula un étal offrant trois vieux samovars en cuivre, qui tombèrent sur la chaussée dans un grand fracas de métal. Poursuivi par les imprécations furieuses du marchand, Stephan Oswacim accéléra encore. Soudain, il vit se dresser devant lui une silhouette énorme. Son cerveau lui disait encore qu’il s’agissait d’un marchand furieux quand il sentit une brûlure atroce dans l’abdomen.
La bouche ouverte, le souffle court, il leva les yeux et vit le quatrième berkut. Celui qu’il ne connaissait pas. Il vit le poing qui semblait posé sur son ventre, sans apercevoir la longue lame qui venait de lui déchirer l’aorte abdominale… De loin, on aurait dit que les deux hommes s’embrassaient. Puis, le berkut retira la lame, remit son poignard dans sa botte et Stephan Oswacim, les yeux vitreux, les jambes coupées, s’affaissa à côté d’un des samovars.
Tranquillement, son assassin fit demi-tour et se perdit dans la foule.
Malko passa devant le corps de Stephan Oswacim sans le voir. Ce n’est qu’arrivé presque en bas de la descente Saint-André et ne voyant plus le Polonais qu’il réalisa que celui-ci avait dû se dissimuler au milieu des marchands.
Il remonta et, quelques minutes plus tard, retrouva Stephan le Polonais. Allongé sur le dos, une main crispée sur le ventre, il ne respirait plus. Quelques badauds blasés l’entouraient. Les règlements de comptes étaient fréquents dans ce quartier. On se tuait pour peu de chose. Malko regarda autour de lui, sans apercevoir son assassin. À ce stade, il n’y avait plus qu’à disparaître. Inutile de se faire interpeller par la Milicija en possession d’une arme qui avait abattu un homme.
Au moment où il allait s’éloigner, il aperçut un objet rectangulaire noir dans le caniveau, qui avait probablement roulé hors de la poche du mort. Il se baissa d’un geste naturel, le rammassa, le mit dans sa poche et s’éloigna.
La piste Stephan venait de s’effondrer dans le sang, mais il avait peut-être encore un fil à tirer.
CHAPITRE XI
Donald Redstone affichait ouvertement sa réprobation. Il lança à Malko :
— Il s’en est fallu de très peu qu’Irina laisse la vie dans cette affaire, dit-il sévèrement. Vous vous étiez engagé à la protéger…
— C’est ce que j’ai fait, remarqua Malko. Nous n’avions pas prévu l’intervention de ces tueurs.
— Il ne faut pas en vouloir à Malko, assura Irina Murray. Il a fait tout ce qu’il fallait.
L’Américain se mit à compter sur ses doigts, le visage grave. Assise sur une chaise, sans même avoir ôté son manteau de cuir noir, Irina Murray avait encore les traits marqués par ce qu’elle venait de vivre.
— Roman Marchouk, Evguena Bogdanov, Stephan le Polonais, et, s’ils avaient pu, Irina, énuméra Donald Redstone. Sans parler de vous. Ces gens ne reculent devant rien. Et il s’agit seulement de supprimer les traces d’une opération ratée. Cela suppose beaucoup de moyens. Le Polonais n’a eu le temps de rien vous dire ? demanda-t-il à Irina Murray après un silence.
— Non. Il était terrifié. Je me souviendrai toute ma vie de ses yeux.
— Ne le plaignez pas trop, corrigea l’Américain. Ce type était un tueur…
Un ange s’enfuit, emportant l’oraison funèbre de Stephan Oswacim. Malko bouillait de rage.
— J’aurais dû abattre l’autre tueur et empêcher le Polonais de quitter l’église.
L’Américain eut un sourire désabusé.
— Vous avez sauvé Irina, c’est déjà pas mal. Cette histoire va faire du bruit. J’espère qu’on ne remontera pas jusqu’à nous. Je pense qu’Igor Smeshko va m’appeler demain. En tout cas, nous nous retrouvons dans une impasse. Sauf si Evgueni Tchervanienko arrive à identifier le propriétaire du portable de ce Stephan.
— Je l’ai récupéré à côté de son corps, dit Malko, en sortant l’appareil de sa poche pour le poser sur le bureau du chef de station.
— Comment pouvez-vous être certain que c’est le sien ? demanda aussitôt l’Américain.
— Parce que je l’ai appelé, expliqua Malko. Maintenant, il ne reste plus qu’à le faire parler.
— On essayera de retrouver le propriétaire grâce au numéro de série, dit l’Américain. Pour le faire parler, il faudrait la coopération de l’opérateur, et, pour le moment, c’est exclu. Bien, c’est assez pour aujourd’hui. À propos, Malko, rendez-moi le Makarov, je vais vous en donner un autre. On ne sait jamais.
Il ouvrit un tiroir et Malko se retrouva avec un Glock tout neuf. Lui aussi avait envie de décrocher. Il croisa le regard d’Irina et sourit.
— Irina, si vous en avez la force, je vous invite à dîner, dans le meilleur restaurant de la ville. Pour oublier ce mauvais moment.
La jeune femme eut un pâle sourire.
— Merci, cela me changera les idées. J’ai eu très peur.
Nikolaï Zabotine n’avait pas vu tomber le jour. D’abord, par l’intermédiaire du colonel Gorodnaya, il avait eu un compte-rendu des événements, et le principal était acquis !
Stephan Oswacim ne parlerait pas. L’examen de son corps ne mènerait nulle part : il avait son véritable passeport polonais, ce qui permettrait de l’identifier rapidement comme un criminel en fuite, et les choses s’arrêteraient là. Quant à Bohdan Vokzalna, le berkut abattu par l’agent de la CIA, l’examen de sa vie ne mènerait nulle part non plus. Depuis qu’il avait quitté son corps d’origine, il vivait de petits boulots, travaillant soit pour la mafia, soit pour des boîtes de nuit où il servait de videur. Il avait été recruté par son ancien chef, le colonel Gorodnaya, mais il n’en existait aucune trace.
Satisfait, Nikolaï Zabotine se remit à son rapport pour Moscou. S’interrompant presque aussitôt. Lorsqu’il avait donné l’ordre de liquider Stephan Oswacim, il avait insisté pour qu’on récupère le portable dont il se servait. Il réalisa que le colonel Gorodnaya n’avait pas mentionné ce point dans son compte-rendu et l’appela aussitôt à partir d’un appareil intraçable. La conversation fut brève et l’officier du SBU promit de vérifier. Il rappela Nikolaï Zabotine une demi-heure plus tard et dut reconnaître que le berkut qui avait poignardé le Polonais avait totalement oublié de récupérer son portable. C’était trop tard pour réparer cette bévue et Nikolaï Zabotine dut se faire une raison. Cela n’avait qu’une importance secondaire. Stephan ne l’avait jamais appelé et lui l’avait joint à partir d’un numéro intraçable. Il faudrait que la Milicija, si elle avait trouvé l’appareil, se livre à une enquête approfondie pour découvrir, grâce aux relais téléphoniques, que ces appels avaient été donnés de l’ambassade de Russie.
Heureusement, il y avait très peu de risque pour que la Milicija se livre à une telle enquête. Ceux qui avaient trouvé ce portable l’avaient probablement volé, purement et simplement.
Nikolaï Zabotine regarda le calendrier posé sur son bureau. Encore six jours à tenir. Jusque-là, il avait réussi à garder une longueur d’avance, mais l’arrivée de ce chef de mission de la CIA, dont il connaissait la réputation, l’inquiétait. Il n’avait jamais sous-estimé un adversaire et le contexte politique lui interdisait des méthodes trop directes.