— Non, mais je vais demander à Volodia.
Il lui avait réservé une chambre à côté de la sienne. À peine arrivée au Premier Palace, elle appela Chypre sur la ligne personnelle de l’ancien mafieux. Celui-ci tint à parler lui-même à Malko qui réitéra sa demande. Vladimir Sevchenko éclata de son gros rire.
— Igor Baikal ! Bien sûr que je le connais ! Il a gagné beaucoup d’argent avec la vodka. C’est le plus gros producteur d’Ukraine. À un moment, il a même racheté toutes les boîtes de nuit de Kiev. Les anciens propriétaires ont terminé dans le Dniepr. Il était protégé par Koutchma, mais ce n’est pas un politique. Son grand copain, c’est Oleg Budynok, le chef de l’administration présidentielle. C’est aussi son associé. Qu’est-ce que tu lui veux ? Attention, ce n’est pas un craintif.
— Lui poser une seule question, lui dit Malko. Tu crois que c’est possible ?
— Je vais le joindre. Je te rappelle.
— Tu appelles le 228 8027, dans une heure, annonça Vladimir Sevchenko. Et tu ne communiques ce numéro à personne. Quand Igor te donnera rendez-vous, tu y vas seul. Même Tatiana ne peut pas t’accompagner. Il accepte de te voir parce que jadis je lui ai rendu un grand service et qu’il voudrait bien investir à Chypre. Mais fais attention.
— C’est-à-dire ?
— Il s’est engagé à te recevoir. C’est tout. Tu y vas à tes risques et périls.
Malko crut qu’il plaisantait.
— Tu veux dire que…
Vladimir Sevchenko eut un rire assez sinistre.
— Tu sais ce qu’il faisait à un moment ? Il avait dans un entrepôt de grandes cuves de vodka qui vieillissait. Il importait de la Smirnoff et en fabriquait autant clandestinement. Quand il avait un concurrent, il l’invitait à dîner et ensuite ils allaient dans son Jacuzzi, avec des filles toujours superbes. Il le faisait boire, les filles s’occupaient de lui. Quand il était à point, on le balançait dans une cuve. Un jour, la Milicija, en vidant une cuve, a trouvé six cadavres conservés dans la vodka… L’affaire a été classée, grâce à Budynok. Voilà. Tu es un grand garçon…
— Merci, fit Malko.
Visiblement, son «contact» réclamait certaines précautions. Laissant Tatiana descendre au fitness club, il fila à l’ambassade américaine. Lorsqu’il annonça au chef de station qu’il avait identifié le protecteur de Stephan Oswacim, l’Américain faillit l’embrasser sur la bouche.
— C’est formidable ! exulta-t-il. On va franchir une sacrée étape.
Quand Malko lui eut décrit le personnage, il fut moins enthousiaste.
— Vous croyez vraiment qu’il faut y aller ?
— C’est la seule chance d’avancer. Pouvez-vous mettre son numéro sur écoutes ?
— Bien sûr, approuva l’Américain, mais cela prendra quelques heures et on ne pourra pas écouter les conversations, simplement enregistrer les numéros appelés et ceux qui appellent.
— C’est déjà pas mal. Igor Baikal n’est pas un simple exécutant. S’il accepte de coopérer, nous remonterons très haut dans le complot.
— Dieu vous entende ! soupira l’Américain. À Langley, on est très inquiet pour l’avenir de Viktor Iouchtchenko. Ses partisans continuent à occuper le terrain, mais ce calme de l’autre côté ne me dit rien qui vaille. Or, Viktor Ianoukovitch sait qu’il n’a aucune chance de l’emporter le 26 décembre. Je n’arrive pas à croire que Vladimir Poutine lâche la partie si facilement.
— Moi non plus, conclut Malko.
Nikolaï Zabotine regarda pensivement le portable sécurisé qui le reliait au Kremlin. Certes, il était protégé par un code très sophistiqué procuré par le FSB, mais il se méfiait de la technologie américaine. Si une seule de ses conversations était écoutée, cela pouvait avoir des conséquences incalculables. Pourtant, le coup de fil qu’il venait de recevoir, hélas sur une ligne non protégée, lui confirmait une de ses plus grandes craintes : en dépit de ses efforts pour établir un cordon de sécurité autour de son opération, l’agent de la CIA s’approchait d’un point ultrasensible. Bien sûr, Nikolaï Zabotine avait toute latitude pour prendre les contre-mesures nécessaires, et c’était déjà fait, mais il devait rendre compte à l’homme qui l’avait envoyé à Kiev. Cela devenait un problème politique. La mort dans l’âme, il se résolut à composer un numéro qu’il avait appris par cœur. Même si on le criblait, on n’aboutirait qu’à un bureau annexe de l’administration du Kremlin, au nom d’un obscur fonctionnaire qui ignorait même que ce téléphone, dans l’annuaire administratif, se trouvait à son nom.
Lorsqu’il eut son interlocuteur en ligne, il relata avec précision et rapidité les derniers événements. La voix neutre de Rem Tolkatchev conclut simplement :
— Continuez à agir comme vous l’avez fait.
En clair, cela signifiait : continuez à éliminer tous ceux qui se mettent en travers de votre chemin. Il fallait tenir encore cinq jours. Donc sécuriser la dernière phase de son opération, ce qui aurait dû être fait par cet imbécile de Polonais.
Malko composa avec soin le numéro communiqué par Vladimir Sevchenko. Tatiana était à côté de lui, silencieuse et attentive.
— Tak ?
Une voix d’homme, basse et rauque, comme celle d’un grand fumeur.
— IgorBaikal ?
— Tak.
— Je suis l’ami de Volodia Sevchenko, dit Malko. Je veux vous voir.
Visiblement averti, Igor Baikal n’hésita pas une seconde.
— Une voiture viendra vous chercher dans une heure devant l’hôtel. Venez seul…
Ils avait déjà raccroché.
— Il t’a dit où c’était ? demanda Tatiana.
— Non.
— C’est ennuyeux. Tu as besoin de protection. Je vais m’en occuper, tout de suite.
Ils était déjà cinq heures de l’après-midi. Tatiana sortit de la pièce. Malko descendit prendre un café. L’homme qu’il allait rencontrer connaissait-il l’échelon supérieur du complot ? Accepterait-il de parler ? De donner un seul nom ? Ils y avait des chances que la majorité politique bascule dans les prochaines semaines, donc, il avait tout intérêt à préserver l’avenir…
C’est du moins ce que se dit Malko en prenant l’ascenseur. Une fois de plus, il allait jouer avec le feu. À six heures pile, une Opel beige vint se garer en face de l’entrée du Premier Palace. Son conducteur baissa sa glace et demanda :
— Pin Malko ?
— Da.
— Montez.
Malko prit place à l’avant et le conducteur repartit aussitôt. Du coin de l’œil, il aperçut une voiture décoller du trottoir, derrière eux. Tatiana veillait sur lui. Son véhicule descendit jusqu’en bas de Tarass-Sevchenko, puis tourna à gauche dans Khreschatik, barrée deux cents mètres plus loin par le rassemblement des partisans de Iouchtchenko.
Soudain, le conducteur de la voiture ralentit, donna un coup de volant et monta sur le trottoir de droite ! Il le traversa en biais, fonçant vers une ouverture voûtée, surmontée d’un panneau publicitaire pour un casino. Malko se dit qu’ils auraient pu aller à pied… La voiture, sans souci des passants, s’engouffra à toute vitesse sous la voûte et s’arrêta dessous, bloquant le passage. Le chauffeur se tourna vers Malko et lança :
— Vous descendez !
Malko, interloqué, obéit.
Au-delà de la voûte, il aperçut une petite cour où était garée une Mercedes 600 noire. Un chauffeur en jaillit et ouvrit à Malko la portière arrière, avant de se remettre au volant. L’autre voiture bloquait toujours le porche. Malko comprit l’astuce. De l’autre côté de la voûte, il y avait une rue parallèle à Khreschatik, qui permettait de s’éloigner du centre. Il tapa contre la vitre blindée. Un claquement sec lui apprit que les quatre portières venaient de se verrouiller.