Il se retourna : pas de Tatiana.
Le chauffeur avait levé la glace de séparation. Malko en profita pour prendre son portable et appeler Donald Redstone. Pas de réseau. À la quatrième tentative, il comprit : le chauffeur avait activé un champ magnétique qui empêchait de téléphoner. Personne ne savait où il se rendait et il ne pouvait joindre personne. Ou Igor Baikal était un homme extrêmement prudent, ou il avait de mauvaises intentions à son égard.
La Mercedes 600 avait franchi le pont Pivdenny, le plus au sud sur le Dniepr. Arrivé dans Mykoly-Bazhana Pro-pekt, le chauffeur tourna à droite, entrant dans une zone industrielle sinistre et s’enfonçant ensuite sur une route rectiligne et déserte, filant vers le sud. Malko aperçut un panneau : Sadova Boulvar. La zone industrielle disparut, faisant place à des datchas essaimées dans un paysage pouilleux, de part et d’autre de la route, entrecoupées de terrains vagues. Cela n’avait rien de luxueux, plutôt des pavillons. Pas un commerçant ! Il réalisa qu’il se trouvait pourtant à Osogorki, là où tous les oligarques de Kiev possédaient une datcha. Ce n’était pas le luxe moscovite. Les maisons étaient affreuses, souvent inachevées. Il se retourna : personne ne les suivait. Tatiana avait bel et bien été semée. La voiture ralentit. Ils longeaient un haut mur fait de plaques de béton accrochées les unes aux autres, surmontées par endroit d’une caméra. Puis la Mercedes 600 s’arrêta devant un portail métallique bleu, encadré par deux caméras. Le chauffeur donna deux coups de klaxon légers et le portail s’ouvrit en coulissant.
Malko aperçut une cour où plusieurs voitures étaient garées et différents bâtiments sans grâce, évoquant plus un camp de concentration que le palais de Versailles. Quelqu’un ouvrit sa portière, il émergea de la Mercedes face à deux malabars en noir, le crâne rasé.
L’un d’eux s’approcha avec un sourire froid.
— Pajolsk.
Rapidement, il tâta Malko, trouva immédiatement le Glock et le prit, sans commentaire. Malko suivit ensuite les deux hommes jusqu’à un second bâtiment en rotonde. On le fit entrer dans un petit salon désert, meublé en faux Louis XV dégoulinant de dorures, au sol recouvert de tapis caucasiens. Un grand lustre, dont plusieurs ampoules étaient grillées, jetait une lumière glauque. Le silence était absolu. Soudain, une porte s’ouvrit sur ce qui ressemblait à un ours. Un homme drapé dans un peignoir de bain, mesurant près de deux mètres, les yeux charbonneux, les mains et les mollets extraordinairement poilus, s’avança vers Malko et le serra contre lui, à l’étouffer.
— Dobredin ! Quelle joie de recevoir un ami de Volodia ! Comment va-t-il ?
Les deux hommes qui avaient accueilli Malko s’éclipsèrent après avoir posé son Glock sur une commode, la chargeur à côté.
Pendant quelques minutes, ils chantèrent les louanges du mafieux ukrainien. Puis son hôte l’entraîna dans une autre pièce, qui ressemblait à un salon oriental. Des divans et des coussins partout, avec quelques tables basses en cuivre repoussé, un éclairage très doux et, au fond, un magnifique Jacuzzi où s’ébattaient deux femmes dont on ne voyait que les cheveux blonds.
Ils s’arrêtèrent devant une table chargée de bouteilles diverses, du whisky Defender, de la Stolychnaya Stan-darte, du Taittinger Comtes de Champagne, dont plusieurs bouteilles refroidissaient dans une immense vasque remplie de glaçons. Igor Baikal prit une des bouteilles de Taittinger, la déboucha avec ses dents, et hurla en direction du Jacuzzi :
— Ioulia ! Alyona !
Les deux filles émergèrent du Jacuzzi, en maillot de bain, et nouèrent des serviettes à leur taille, avant d’accourir. Mêmes yeux bleus, même visage à la fois sensuel et inexpressif, même corps parfait. Igor Baikal fronça les sourcils, désignant le haut de leur maillot.
— Enlevez ça !
Elle obéirent, avec un ensemble touchant, et Igor Baikal soupesa un des seins de celle qui était la plus proche.
— Ce sont mes masseuses, expliqua-t-il. Elles vont te masser aussi, si tu aimes.
Elles glissèrent à Malko un regard soumis, promettant beaucoup plus qu’un massage. Ils levèrent leur flûte de Champagne et trinquèrent. D’abord à l’amitié, puis à Vladimir Sevchenko, puis à l’Ukraine, enfin à l’Autriche. La seconde bouteille de Taittinger Comtes de Champagne était déjà bien entamée quand Igor Baikal reposa son verre et lança, adoptant le tutoiement fréquent en Russie :
— Je ne vais pas recevoir un ami de Volodia entre deux portes. Mets un peignoir comme moi, tu seras plus à l’aise. Alyona va te montrer.
Alyona, celle qui avait la plus grosse poitrine, même pas siliconée, le mena jusqu’à un dressing aux parois de bois et tint elle-même à lui ôter ses vêtements, l’effleurant souvent de ses doigts fuselés. Lorsqu’il eut enfilé un épais peignoir de bain aux initiales d’Igor Baikal, elle se planta en face de lui, offrant silencieusement une prestation supplémentaire, puis, comme il ne réagissait pas, ils regagnèrent le salon.
À demi allongé sur un divan, Igor Baikal puisait dans une boîte de caviar à l’aide d’un biscuit, tout en flattant la croupe de loulia. Il avait ôté son peignoir, ne gardant qu’un caleçon rayé jaune et bleu, visiblement en soie. Torse nu, il ressemblait à un gorille : une forêt de poils. De nouveau, il leva son verre.
— Na sdarovié !
Attentive, Alyona tendit un biscuit surmonté d’une petite montagne de caviar à Malko, le frôlant de la masse tiède d’un sein. La bouche pleine, Igor Baikal précisa :
— Mon caviar vient d’Iran ! Celui de Russie sent la vase ou il est dangereux.
— Effectivement, il est bien meilleur que celui que j’ai déjà mangé à Kiev, reconnut Malko.
Ils se goinfrèrent de caviar pendant un moment, arrosé tantôt de Stolychnaya, tantôt de Taittinger. Quand elle pensait qu’on ne la regardait pas, loulia glissait une main aventureuse dans le caleçon de soie, récompensée d’un grognement heureux de son maître. Alyona, installée aux pieds de Malko, se contentait, pour le moment, de le nourrir. Ce n’était pas une ambiance de travail et Malko dut faire un sérieux effort de volonté pour dire à Igor Baikal :
— Volodia m’a dit que vous pourriez peut-être m’aider.
— Si c’est possible, avec plaisir, confirma l’Ukrainien, dont le caleçon commençait à se tendre sous les doigts de fée de Ioulia.
— Dobre, fit Malko, je sais que vous avez récemment hébergé un Polonais, Stephan Oswacim. Je voudrais savoir pourquoi.
Igor Baikal ne broncha pas, termina son caviar et laissa tomber :
— Parce qu’un vieil ami me l’a demandé.
Le pouls de Malko commença à s’emballer. Jamais il n’aurait pensé que ce serait aussi facile… Encouragé, il continua :
— Pouvez-vous me dire qui est cet ami ?
— Bien sûr. C’est Oleg Budynok. Maintenant, il travaille à la présidence et jadis, il m’a rendu de grands services.
Malko en avait le souffle coupé. Les yeux plissés sous ses énormes sourcils, Igor Baikal le fixait en paraissant s’amuser beaucoup. Malko repensa soudain à ce que lui avait dit Vladimir Sevchenko et comprit pourquoi Igor Baikal lui avait parlé avec autant de candeur.
Il n’était pas prévu qu’il ressorte vivant de cette datcha.
CHAPITRE XIII