En vain.
Anatoly et Niko l’encadrèrent et le saisirent chacun par un poignet, lui tordant les bras en arrière, puis les levant vers le ciel, une façon de procéder enseignée au KGB et dans les Services associés, connue sous le nom de la position «en ailes de poulet». Courbé en deux, le visage tourné vers le sol, Malko faillit s’évanouir sous la douleur qui broyait les muscles de ses épaules.
Les deux hommes qui l’encadraient n’étaient pas de simples hommes de main : ils avaient suivi une formation spécialisée dans un des innombrables services inféodés au KGB. Il parvint à reprendre son souffle et à se redresser un peu, au prix d’un effort surhumain. Ses deux agresseurs l’entraînèrent dans un couloir glacial qui lui parut interminable, jusqu’à une porte de fer peinte en vert. L’un des deux nommes l’ouvrit d’un coup de pied, poussant Malko à l’intérieur.
Il découvrit alors une immense salle de cent mètres de long, éclairée par des projecteurs fixés aux poutrelles du plafond. D’énormes cuves qui devaient contenir près de 10000 litres de liquide étaient alignées le long du mur de gauche, reliées entre elles par des entrelacs de tuyaux. Des rigoles en zinc couraient tout autour. Les deux hommes le traînèrent jusqu’à la troisième cuve, et lui rabaissèrent les bras, sans toutefois lâcher ses poignets. Malko put lire un panneau fixé à la paroi de la cuve. Il s’agissait de vodka entrée le 14 février 2004, et la cuve contenait 9 800 litres.
Une échelle métallique permettait d’atteindre le haut de la cuve.
— Allez, enlève ça ! lança Anatoly.
Il tira violemment sur le col du peignoir de bain de Malko et, en un clin d’oeil, celui-ci se retrouva en slip. Le second bourreau lui lança alors :
— Ou tu montes l’échelle et cela se passera gentiment, ou on t’assomme.
Il avait sorti un gros pistolet automatique qu’il tenait par le canon. Mû par l’instinct de conservation, Malko se dit que quelques secondes de vie, c’était toujours bon à prendre. Il grelottait, la température n’excédant pas quelques degrés au-dessus de zéro. Il empoigna les montants de l’échelle et commença à s’élever le long de la cuve.
— Dobre ! grommela Anatoly, prêt à monter derrière lui.
Malko se trouvait à peu près à mi-chemin lorsqu’une porte claqua violemment. Il se retourna et ce qu’il vit fit monter son pouls à 200 en une fraction de seconde.
Igor Baikal venait de pénétrer dans la pièce, marchant à reculons !
L’explication de cette étrange attitude était simple : Tatiana Mikhailova, le bras tendu, appuyait sur son front le canon d’un pistolet automatique, le forçant à reculer sans cesse.
Igor Baikal ravalait sa fureur, impuissant. Il s’était trouvé nez à nez avec Tatiana Mikhailova dans le couloir menant à sa chambre. Sans possibilité de lui échapper. Le chien extérieur relevé de l’arme et le regard glacial de la ravissante Russe n’incitaient pas à la contestation. Le cerveau en capilotade, il n’arrivait pas à comprendre comment elle était parvenue à pénétrer dans sa datcha…
Du coin de l’œil, il photographia la scène et retint un soupir de soulagement. Son «invité» était encore vivant ! Dans le cas contraire, il était certain que la femme qui le menaçait lui aurait fait exploser le crâne sur-le-champ. Pendant quelques secondes, personne ne bougea. Malko, accroché à l’échelle, les deux gardes du corps et l’étrange couple Igor Baikal-Tatiana, figés dans un ballet immobile. Puis la Russe lança sèchement :
— Dis à ces types de s’écarter et de s’allonger sur le ventre. Bistro.
D’une voix acre, Igor Baikal lança à la cantonade :
— Anatoly ! Niko ! Faites ce qu’elle dit.
Docilement, les deux hommes s’écartèrent de Malko et allèrent s’allonger par terre. Malko redescendit l’échelle, remit son peignoir de bain et rejoignit Tatiana, qui pressait toujours le canon du pistolet contre le front d’Igor Baikal. Malko vit l’index de la Russe se crisper sur la détente de l’arme.
— Attends ! lança-t-il.
Tatiana tourna légèrement la tête vers lui.
— Tu veux le faire toi-même ?
Igor Baikal attendait, comme vissé au sol, livide, tétanisé.
— Non, dit Malko, on va seulement repartir.
Une lueur d’incompréhension passa dans les prunelles de Tatiana, mais elle ne discuta pas.
— Karacho.
Elle se déplaça, tournant autour d’Igor Baikal, et pointa le canon du pistolet contre sa nuque. Une très légère pression et l’Ukrainien se mit en marche comme un automate bien réglé. Allongés sur le sol, Anatoly et Niko n’osaient pas bouger une oreille, pour ne pas provoquer la mort de leur patron. Malko, arrivé dans le salon au Jacuzzi, se rhabilla prestement sous le regard noir d’Igor Baikal et récupéra le Glock dont il remit en place le chargeur. Il s’approcha ensuite de l’Ukrainien. Bizarrement, il n’éprouvait même pas de haine à son égard, alors qu’il aurait pu le forcer à plonger dans la cuve de vodka ou, simplement, lui tirer une balle dans la tête. Mais il n’en avait aucune envie.
— Igor, dit-il, continuant à le tutoyer, je te remercie de ton accueil. Tu m’as donné l’information que je cherchais, et un excellent caviar. Igor Baikal lui jeta un regard en coin, incrédule.
— Ne pizdi ! Tire-moi une balle dans la tête et cesse de jouer.
Visiblement, il ne croyait pas une seconde que Malko allait l’épargner. Bien campé sur ses grosses jambes, les épaules un peu tassées, mais la voix claire et le regard assuré, il attendait la mort.
— Davai ! conclut Malko. Raccompagne-nous.
Docilement, l’Ukrainien se mit en route vers l’entrée de la datcha, Malko fermant cette fois la marche. Lorsqu’ils débouchèrent sur le parking, il aperçut un homme debout à côté de la guérite vitrée d’où on commandait l’ouverture du portail.
— Ouvre-leur, lui jeta Igor Baikal.
Le vigile fila dans la guérite et, quelques secondes plus tard, le portail commença à coulisser silencieusement sur ses rails. Malko se mit au volant de la SLK et Tatiana le rejoignit, braquant toujours son arme sur Igor Baikal. Même installée dans la voiture, par la glace ouverte, elle continua à le menacer. Malko sortit en marche arrière. Igor Baikal, les mains dans les poches de son peignoir de bain, les regarda disparaître, impassible.
Ce n’est que plusieurs centaines de mètres plus loin que le cerveau de Malko recommença de fonctionner normalement. Il baissa les yeux sur les aiguilles lumineuses de sa Breitling. Presque neuf heures du soir. Il se sentait vidé.
— Comment es-tu parvenue à entrer ? demanda-t-il à Tatiana.
Elle le lui expliqua.
— Je dirai à Volodia que tu es formidable, dit-il, impressionné par l’audace de la jeune femme.
Enfin, il commençait à se dénouer.
Igor Baikal avait dû se ruer sur le téléphone dès son départ. Il allait avoir du mal à expliquer à Oleg Budy-nok pourquoi il avait livré son nom à la CIA. Il fallait à présent situer ce nouveau venu dans le complot contre Viktor Iouchtchenko.
Grâce aux écoutes mises en place par Donald Red-stone, il espérait obtenir l’identité de celui qui avait ordonné son meurtre. Bien qu’il se sente vidé, les nerfs à plat, Malko ne regrettait pas sa soirée. Laquelle, sans Tatiana, se serait très mal terminée.
— Tu es arrivée à temps, dit-il à la jeune femme.
— Si j’étais arrivée trop tard, fit-elle sans la moindre émotion, Volodia m’en aurait voulu.