Malko se dit qu’Oleg Budynok allait passer une très mauvaise nuit.
CHAPITRE XIV
— Pajolsk ! Pajolsk ! Je ne veux pas mourir !
Accroché des deux mains au rebord de la cuve n°3, le corps entièrement plongé dans la vodka, l’homme qui avait ouvert à Tatiana suppliait Igor Baikal. Celui-ci, rhabillé, se tenait debout sur l’étroite passerelle cernant le haut de la cuve et venait, d’un coup de talon, d’écraser la main droite de sa victime. Déséquilibré, l’homme plongea sous la surface. Igor Baikal en profita pour faire lâcher prise à l’autre main, en grognant d’un ton furieux :
— Moudak !
D’un effort surhumain, sa victime réussit à ressortir la tête de la vodka. La bouche remplie d’alcool, il eut une quinte de toux, tâtonna pour trouver une prise, mais Igor Baikal se pencha et lui appuya sur la tête, la tenant solidement par les cheveux. L’autre eut quelques gestes spasmodiques puis cessa tout à coup de bouger.
Igor Baikal se redressa, regardant le corps couler lentement dans les neuf mille litres de vodka. Soulagé, il entreprit de redescendre l’échelle. Sachant bien, au fond de lui, que son portier n’avait commis qu’une faute vénielle. Hélas pour lui, Igor Baikal avait besoin de passer ses nerfs sur quelqu’un.
Après avoir regagner son salon, il se mit à réfléchir. Maudissant l’impulsion qui l’avait fait se moquer de l’agent de la CIA. Comme dit le proverbe arabe : «Le mot que tu ne prononces pas est ton esclave, celui que tu as prononcé devient ton maître. » Igor Baikal avait deux possibilités : ne rien dire ou avouer la vérité à Oleg Budynok. Ou plutôt, la double vérité. Car, en plus de trahir un secret bien gardé, il avait échoué dans la mission qui lui avait été confiée. Et cela risquait d’avoir des conséquences sérieuses…
Finalement, il prit son courage à deux mains et composa le numéro d’Oleg Budynok.
Ainsi, ils seraient deux à passer une mauvaise nuit.
Allongé sur son lit, Malko écoutait à la radio une lente mélopée ukrainienne chantée par des voix cristallines. Tatiana, après l’avoir déposé au Premier Palace, était partie retrouver des amis de Vladimir Sevchenko. Malko avait seulement laissé un message sur le répondeur de Donald Redstone, lui donnant rendez-vous pour le lendemain matin.
À cause de la vodka et du Champagne bus en compagnie d’Igor Baikal, il avait la tête un peu lourde, mais ses pensées s’articulaient clairement. Plus les heures passaient, plus le danger couru devenait abstrait. Pourtant, sans l’intervention de Tatiana, il serait en ce moment en train de macérer dans une cuve de vodka.
De sa conversation avec Igor Baikal, il avait retiré une certitude : les comploteurs anti-Iouchtchenko étaient sûrs de l’impunité. Pas une seconde, un homme comme Igor Baikal n’aurait mis sa position et sa fortune en jeu s’il avait pensé courir un risque. Or, en cette fin décembre 2004, étant donné les sondages et la situation politique, tout donnait Viktor Iouchtchenko comme le prochain président de l’Ukraine. Qui ne manquerait pas de « faire le ménage » une fois élu, donc de se venger en utilisant la puissance de la loi. Visiblement, Igor Baikal n’envisageait pas cette éventualité ! Son attitude n’avait qu’une explication : il était certain que Viktor Iouchtchenko ne serait pas président.
Donc, un second attentat était prévu contre le candidat. Ce qui semblait impossible, vu les précautions prises par son service de sécurité. Il ne se déplaçait désormais qu’entouré d’une douzaine de gardes du corps, aucun de ses déplacements n’était révélé à l’avance, et il ne ferait pas l’erreur de goûter un plat non testé. Bien sûr, Malko savait qu’on ne peut pas protéger quelqu’un à 100%… Mais il s’agissait d’une période très courte, pendant laquelle sa garde rapprochée allait redoubler de vigilance.
La conclusion était évidente : les «tchékistes» n’avaient pas renoncé à l’éliminer. Or, tous ceux qui étaient impliqués jusque-là dans le complot — Roman Marchouk, Stephan Oswacim, les cx-berkut et même Igor Baikal — étaient des subalternes, pas des concepteurs. Ni Malko ni les Américains n’avaient identifié l’homme qui dirigeait la conspiration contre Iouchtchenko, celui qui avait déjà organisé la tentative d’empoisonnement et fait liquider, avec une férocité incroyable, tous les gens par qui on pouvait remonter jusqu’à lui. Cela rappelait à Malko les attentats de Moscou, en septembre 1999. Les deux attentats qui avaient causé plus de 300 morts en soufflant deux immeubles de la rue Gouranova avaient alors été attribués par Vladimir Poutine aux groupes armés tchétchènes, ce qui avait permis le déclenchement de la seconde guerre de Tchétchénie. Mais, au fil des jours, il était apparu que des membres du FSB avaient trempé dans ces attentats.
Une commission d’enquête de la Douma avait commencé son travail. Menée par deux députés, Serguei louchtchenko et Iouri Chtchekotchikine.
En avril 2003, le premier avait été abattu devant son domicile d’une rafale de Kalachnikov tirée par un inconnu, jamais retrouvé.
Trois mois plus tard, l’autre membre de la commission d’enquête était hospitalisé dans un hôpital moscovite où il décédait, selon les médecins, des suites d’une allergie foudroyante…
Une jeune femme, Allona Morezova, était persuadée de T implication du FSB dans ces disparitions. Menacée par de mystérieux inconnus, elle était partie aux États-Unis en 2003, où elle avait été accueillie, fait exceptionnel, comme réfugiée politique. En octobre de la même année, son avocat Michel Trepaskhine, qui tentait de rassembler des preuves de l’implication du FSB dans ces attentats, avait été jeté en prison, et, après un procès à huis clos, condamné à quatre ans de prison pour « divulgation de secrets d’État». Peu après son incarcération, il avait appris que certains de ses codétenus avaient reçu l’ordre de l’assassiner, et il l’avait fait savoir à l’extérieur.
C’étaient exactement les mêmes méthodes que celles pratiquées dans l’affaire louchtchenko. Donc, probablement, les mêmes «sponsors» qui semblaient certains d’arriver à leurs fins — empêcher Viktor louchtchenko de devenir président de l’Ukraine -, en dépit de leur premier échec. Ainsi, le combat de Malko était loin d’être terminé. Hélas, il ne voyait absolument pas d’où pouvait venir le prochain coup…
Il bascula dans le sommeil sur cette pensée déprimante.
— Oleg Budynok ! Vous êtes certain du nom ? Donald Redstone, tétanisé, fixait Malko avec une incrédulité tellement marquée qu’elle en était presque risible. Celui-ci ne put que répéter.
— C’est le nom que m’a donné Igor Baikal. À un moment où il était persuadé que je ne ressortirais pas vivant de sa datcha. Il n’avait donc aucune raison de mentir. Pourquoi êtes-vous si surpris ?
— Oleg Budynok est le chef de l’administration présidentielle de Leonid Koutchma, laissa tomber l’Américain, un des hommes les plus puissants d’Ukraine. On le dit très lié à la Russie.
Un ange passa, volant à tire-d’aile vers l’Est. Malko songea aussitôt aux écoutes.
— Je pense qu’Igor Baikal a dû appeler Oleg Budynok après mon départ.
— On va en savoir plus très vite, dit le chef de station. J’attends d’une minute à l’autre le compte-rendu des écoutes d’hier soir sur le portable d’Igor Baikal. Bien sûr, on ne connaîtra que les numéros appelés, pas le contenu des conversations. Prenez un café en attendant.
Pendant presque une demi-heure, ils tuèrent le temps en devisant de banalités. Jusqu’au moment où John Muffin, l’adjoint gay de Donald Redstone, poussa la porte, arborant un sourire de triomphe. Il posa un dossier sur la table et annonça :