— Sto ?
— C’est Nikolaï, fit le Russe.
— Nikolaï Zabotine !
Il y eut un long silence stupéfait, puis un bruit de verrou, et Nikolaï Zabotine vit surgir une tête hirsute, un visage mal rasé, des yeux qui clignotaient derrière de grosses lunettes. Interloqué, Alexandre Peremogy contemplait l’homme surgi de son passé. Comme pour lui-même, il murmura :
— Nikolaï ! Tu es revenu !
Machinalement, il entrouvrit la porte et le Russe se glissa à l’intérieur du petit appartement encombré de livres, de gravures, d’un bric-à-brac indescriptible, puis gagna un petit salon donnant directement sur une cuisine minuscule, meublé d’un divan défoncé recouvert d’un tissu bariolé, d’une table en bois et de quelques chaises. Cela sentait la pauvreté : l’ancien agent du SBU ne devait pas avoir une grosse retraite.
— Tu veux du thé, Nikolaï ?
Alexandre Peremogy s’affairait déjà dans la cuisine. Nikolaï Zabotine s’assit sur une chaise en plastique, un peu triste. Alexandre Peremogy avait rendu de grands services à l’Union soviétique. Aujourd’hui, il était oublié, rayé…
L’ancien agent du SBU revint avec une théière et deux tasses à la propreté douteuse, s’excusant avec un sourire.
— Je n’ai même pas de vodka pour trinquer… Nikolaï Zabotine leva sa tasse de thé.
— Nitchevo ! À notre amitié.
Ils burent un peu de thé tiédasse et pâle. Le Russe plongea son regard dans celui de son ancien compagnon de lutte et demanda :
— Tu n’as pas changé d’opinion, depuis le temps ? Tu es toujours notre ami ? L’ami de la Russie ?
— Da ! Da ! répondit aussitôt Alexandre Peremogy. Quand je vois ce salaud de Iouchtchenko qui essaie de prendre le pays pour le revendre aux Ameriki, cela me fait mal au cœur.
Alexandre Peremogy était originaire de Dniepropetrovsk, la grande ville minière russophone de l’Est. Sa famille venait de la mine et lui seul avait pu étudier et entrer ensuite au SBU. Son bâton de maréchal. Ses paroles allèrent droit au cœur de Nikolaï Zabotine. C’était fascinant de réactiver ainsi une vieille mécanique, qui se remettait à tourner sans à-coup. Brusquement, il fut fier de ce qu’il faisait : lutter pour que la Russie de Vladimir Poutine soit toujours grande et forte. Le communisme n’avait été qu’un moyen d’étendre son pouvoir. Le régime disparu, la lutte continuait.
— Alexandre, demanda Nikolaï Zabotine, aimerais-tu m’aider à lutter contre les Ameriki ?
L’autre sursauta, vexé.
— Évidemment ! Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Ce que tu faisais avant, fit placidement le Russe. Seulement maintenant, c’est plus risqué. Mais tu participes à l’Histoire. C’est pour la rodina.
Alexandre Peremogy leva son regard fatigué, avec une détermination qui réchauffa le Russe.
— Dis-moi qui et où, et fournis-moi le matériel. Je n’ai plus rien.
Nikolaï Zabotine but un peu de son thé, qui lui parut délicieux.
Il venait de trouver quelqu’un de sûr pour éliminer le grain de sable qui grippait son opération. Ce Malko Linge qui lui avait déjà tellement nui en quelques jours.
CHAPITRE XVI
Oleg Budynok relut pour la troisième fois le texte qu’une ravissante jeune femme blonde venait de lui remettre. Grâce à son insistance souriante, elle avait réussi à franchir tous les filtres qui protégeaient son somptueux bureau de l’administration présidentielle du public. À peine avait-elle rempli sa mission qu’elle s’était éclipsée. Il avait lu la déposition d’Anatoly Girka avec une fureur croissante, puis l’incrédulité avait pris le dessus.
Comment ce type plutôt fruste, flatté d’être rétribué en secret par le puissant chef de l’administration présidentielle, avait-il pu retourner sa veste ? Il avait failli appeler l’homme qui l’avait prévenu de la visite de la blonde et qui possédait son numéro de portable, mais s’était retenu. Que lui dire ?
Si elle était publiée, la confession d’Anatoly Girka était dévastatrice. Oleg Budynok aurait beau nier, les partisans de Viktor Iouchtchenko se déchaîneraient. Ainsi que les amis d’Igor Baikal. Il fallait coûte que coûte prendre conseil auprès de son mentor. Il composa le numéro de Nikolaï Zabotine. Sans succès. Il obtenait un disque annonçant que le numéro était déconnecté… Après s’être acharné, il comprit d’un coup la vérité : le Russe avait mis son portable hors circuit. Il n’eut pas le temps de s’affoler. Une minute plus tard, le sien sonna et la voix du Russe demanda :
— Vous avez tenté de me joindre ? Oleg Budynok l’aurait embrassé.
— Oui. Il y a du nouveau.
— Parfait, je vous rappellerai avant ce soir. Malgré sa concision, le message lui remonta le moral.
Au moins, Zabotine ne le laissait pas tomber. Il était encore plongé dans une sombre méditation quand un numéro inconnu s’afficha sur son portable.
— Oleg Budynok ?
— Tak.
— C’est moi qui vous ai envoyé la jeune femme, ce matin. Je pense que vous avez eu le temps de lire le document qu’elle vous a remis…
— C’est un faux ! Un faux grossier ! éructa l’Ukrainien. D’abord, qui êtes-vous ?
— Je vous le dirai quand nous nous rencontrerons. Mais vous savez bien qu’il ne s’agit pas d’un faux. Avant-hier, vous avez appelé Anatoly Girka, tard dans la soirée. Vous lui avez promis une récompense de 100000 hrivnas pour abattre son patron avant mon arrivée. Il a obéi.
Après un silence tendu, Oleg Budynok demanda :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous venir en aide. Si vous avez envie de me voir, appelez-moi. Do svidania.
Oleg Budynok écrasa son poing sur le bureau, faisant voler les papiers qui s’y trouvaient. Ensuite, il alla prendre une bouteille de Defender «5 ans d’âge» dans son bar, s’en versa une solide rasade et la but d’un trait. L’alcool fît fondre en partie la boule qui lui nouait la gorge, mais ne calma pas sa fureur.
Tant qu’il n’avait pas parlé à Nikolaï Zabotine, il ne pouvait pas lever le petit doigt.
On parlait beaucoup de la mort d’Igor Baikal dans les journaux ukrainiens. Un de ses employés racontait qu’il avait entendu un coup de feu provenant de sa chambre, mais qu’il ne s’était pas alarmé. Personne ne croyait au suicide. Les journalistes évoquaient d’obscures histoires d’argent, de guerre entre producteurs de vodka. Le médecin légiste n’avait fait aucune difficulté pour délivrer le permis d’inhumer et la veuve d’Igor Baikal avait demandé à conserver en souvenir le pistolet avec lequel il s’était donné la mort.
Donald Redstone regarda Malko, soucieux.
— Vous pensez qu’il va accepter ? demanda-t-il, en songeant à Oleg Budynok.
— Tant que Vassiliev reste le procureur général d’Ukraine, répliqua Malko, il n’ouvrira pas d’instruction, mais si louchtchenko gagne, il y a un dossier solide contre Budynok avec le témoignage d’Anatoly Girka.
— Il vous a fixé rendez-vous ?
— Pas encore, mais je suis sûr qu’il appellera.