— Je vais voir Evgueni Tchervanienko.
Le taxi le déposa dans le quartier de Podol, au Stab’, place Muskuya. Un grand bâtiment blanc de deux étages. Tout autour, veillaient des jeunes gens arborant des écharpes et des bonnets orange : les Fils de l’Ukraine libre, chargés du service d’ordre. Amateurs bien intentionnés, ils ne servaient pas à grand-chose. Au lieu de s’annoncer auprès de Tchervanienko, Malko voulut faire un test. Il se présenta à l’entrée gardée par des permanents du parti de la «révolution orange ».
— Je suis journaliste, dit-il, je voudrais un badge pour la soirée de demain.
— Allez voir la fille là-bas, répondit le vigile, en désignant une table où étaient installées trois jeunes filles devant des monceaux d’objets orange.
Malko dut passer sous un portail magnétique et gagna la table, expliquant en anglais — volontairement — à une des filles qu’il était journaliste autrichien et qu’il souhaitait assister à la soirée de la victoire, le lendemain…
— Vous avez une carte de presse ?
Il sortit une vieille carte du Kurier de Vienne qui avait déjà beaucoup servi et datait de six ans. La fille y jeta à peine un coup d’oeil, écrivit son nom sur un registre et lui tendit un badge orange portant l’inscription press. Malko remarqua une pile de badges différents, ronds, portant seulement Tak ! Iouchtchenko ! sur fond orange, évidemment.
— Et ceux-là ?
— C’est pour nos militants, expliqua-t-elle. Avec celui de la presse, vous n’en avez pas besoin.
Il s’éloigna, son badge bien visible, accroché à son manteau. Partout, des jeunes gens arboraient des badges ronds… Il monta ensuite au premier, jeta un coup d’œil rapide dans la salle où Iouchtchenko devait venir annoncer sa victoire. Un grand podium devant un parterre de fauteuils, et une estrade pour les caméras. Il redescendit à mi-étage et frappa à la porte d’Evgueni Tchervanienko.
Une secrétaire leva la tête et sourit en voyant son badge.
— Vous avez rendez-vous ?
— Je suis Malko Linge. Dites à votre patron que je suis là.
Evgueni Tchervanienko, en manches de chemise, mâchonnait un cigare en écoutant Malko lui détailler le plan de l’attentat. Lorsqu’il eut terminé, l’Ukrainien demeura silencieux quelques instants avant de laisser tomber :
— C’est vraisemblable ! Nous disposons de deux niveaux de sécurité. D’abord, les hommes du commandant Ivan, les Fils de l’Ukraine libre, qui gèrent le service d’ordre, à l’extérieur, et puis la garde rapprochée, dont je suis le responsable. Des hommes entraînés, mais qui restent en retrait à certains moments, entre autres lorsque Viktor Iouchtchenko prononce un discours. Or, il faut très peu de temps pour assassiner quelqu’un, pour un spécialiste. Et les chefs d’État les mieux gardés ont eu des problèmes. Souvenez-vous de Ronald Reagan…
— Est-ce que ces tueurs ne se feraient pas repérer ?
— Pas forcément, rétorqua Evgueni Tchervanienko. Il y aura beaucoup de monde demain. Les journalistes, les sympathisants, les observateurs. Bien sûr, il n’y a, en principe, qu’une entrée. Mais nos gens utilisent plusieurs portes de service. Si ces criminels ont un complice ici, ils peuvent facilement entrer et se mêler à la foule. Ensuite… Maintenant que nous sommes prévenus, je vais prévoir de nouvelles mesures de sécurité. Mais il faudrait en savoir plus.
— À quelle heure Iouchtchenko doit-il venir demain ?
— Cela dépend de beaucoup de choses ; vers une heure du matin, normalement, lorsqu’on aura les résultats. Avant, il sera en sécurité dans l’autre QG, où personne n’a accès.
— Bien, conclut Malko, j’espère que mon interlocuteur me recontactera. Je serai ici en fin d’après-midi, demain, armé.
— Lorsque vous arriverez, appelez-moi. Vous avez le numéro du portable auquel je réponds toujours.
Lorsqu’il ressortit du bâtiment, Malko éprouvait un sentiment de malaise. Tout cela semblait trop facile.
Le « bâtiment vert » était toujours aussi désert… En ce 25 décembre glacial, les habitants de Kiev restaient chez eux. Comme deux jours plus tôt, Nikolaï Zabotine surgit de l’obscurité sans que Oleg Budynok l’ait vu arriver. Les deux hommes se dirigèrent vers le croisement de Tarass-Sevchenko et de Volodymyrskaya.
— Les choses se sont déroulées comme prévu ? demanda le Russe.
— Tout à fait. Il a pris contact tout à l’heure avec Alexei Danilovitch. Je pense qu’il a dû rendre compte aussitôt aux autres.
— Il l’a fait, affirma le Russe, qui maintenait une surveillance continue sur l’agent de la CIA. Il est resté un bon moment avec ce gros porc de Tchervanienko, qui a dû avaler tout ça comme un hareng bien gras. Bravo ! C’est du beau travail. Désormais, ce n’est plus la peine de nous revoir. De votre côté, tout est programmé ?
— Oui.
— Dobre.
Il allait s’écarter lorsque Oleg Budynok ne put s’empêcher de demander :
— Dites-moi. Qu’est-ce qui est vraiment prévu ?
Nikolaï Zabotine lui jeta un regard aigu.
— Oleg, fit-il, c’est une question idiote. Vous savez bien que rien n’est prévu, sinon notre petite manip’…
Sans laisser à l’autre le temps de répondre, il s’éloigna à grands pas, chantonnant un air d’opéra. Il n’avait plus qu’à lancer la dernière étape de sa manip’. C’est-à-dire l’élimination de celui qui avait pourri son opération et qui allait quand même lui rendre un dernier service.
CHAPITRE XIX
Alexandre Peremogy marcha d’un pas rapide jusqu’à la rue Frunze où il savait pouvoir trouver un taxi. En ce dimanche, lendemain de Noël, les rues étaient désertes et il dut attendre plusieurs minutes avant qu’une voiture s’arrête, puis discuter le prix de la course. Il se sentait parfaitement calme, bien que ce soit le jour J. Et même revigoré de reprendre une activité, à son âge. Surtout pour une cause qu’il épousait. Et puis, cela lui avait fait tellement plaisir de revoir Nikolaï Zabotine !
Son euphorie ne s’était pas dissipée lorsqu’il débarqua au Premier Palace. Habitué à son visage, le portier lui adressa un petit signe de tête et Alexandre Peremogy fila directement au premier. Son plan était simple : se rendre, comme tous les jours, au fitness club, puis traîner au restaurant du huitième, au bar du premier et autour de la petite réception. Désormais, les employés de la réception ne faisaient aucune difficulté pour lui débloquer l’ascenseur afin qu’il puisse gagner le restaurant-bar du huitième. S’il le désirait, une fois dans la cabine, il lui suffisait d’appuyer sur le bouton d’un étage pour modifier sa destination.
Après, c’était facile. Il sonnait à la porte de la chambre de sa cible. Si on ne répondait pas, il n’avait plus qu’à planquer et à attendre son retour. Si on lui ouvrait, en quelques secondes ce serait fini. Il n’aurait plus qu’à redescendre et à quitter l’hôtel. Où on ne le reverrait jamais…
L’employée du fitness club lui donna des serviettes en échangeant avec lui quelques mots aimables : il était le premier client de la journée. Alexandre Peremogy alla s’installer au bord de la grande piscine, après avoir laissé son matériel dans le casier destiné aux affaires personnelles. Il réprima une fugitive envie de se mettre dans le Jacuzzi, mais cet appareil l’intimidait. Il préféra aller nager dans la piscine.
Se disant qu’il ne reverrait pas un tel luxe de si tôt…