En s’arrêtant devant le Premier Palace, il eut un petit choc. Une ambulance était arrêtée devant la porte, ses gyrophares bleus tournant silencieusement.
Il attendit un peu pour sortir de sa voiture, rassuré. Alexandre Peremogy avait enfin rempli sa mission. Il descendit et se dirigea vers l’entrée de l’hôtel, lançant au passage au portier :
— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un accident ?
Le portier chamarré hocha la tête.
— Tak. Un homme a eu une crise cardiaque au bord de la piscine.
— C’est grave ?
— Oui, plutôt. Il est mort. Tiens, voilà le corps.
Deux brancardiers descendaient l’escalier, portant une civière sur laquelle était attachée une forme humaine. Nikolaï Zabotine, en bon orthodoxe, se signa ostensiblement et lança à un des infirmiers :
— J’avais rendez-vous ici avec un ami. Je voudrais être certain que ce n’est pas lui.
L’infirmier, indifférent, souleva un coin du drap blanc qui recouvrait le visage du mort. Nikolaï Zabotine sentit le sol se dérober sous ses pieds. Alexandre Peremogy semblait dormir.
Il réussit à sourire au brancardier et remercia.
— Spasiba. Ce n’est pas lui.
Maîtrisant son désarroi, il entra dans l’hôtel et gagna le bar du premier, sans remarquer d’animation particulière. Apparemment, on n’avait même pas appelé la Milicija.
Il s’installa et, après avoir commandé une bière, interrogea le garçon.
— Il y a eu un accident, il paraît ?
— Oui. Un vieux type a eu une crise cardiaque à la piscine.
— Un client de l’hôtel ?
— Niet. Il venait de temps en temps. Un retraité qui s’ennuyait, sympa.
— Je vois, fit Nikolaï Zabotine.
Perplexe. Comment Alexandre Peremogy était-il mort ? Impossible qu’il ait eu une vraie crise cardiaque. Donc, il s’était empoisonné avec l’arme remise pour tuer l’agent de la CIA. Mais comment ? Le Russe conclut qu’il avait dû faire une fausse manœuvre. Ces stylos projetant du poison étaient délicats à manier… Très vite, il oublia le mort, se concentrant sur l’avenir proche. Que cet agent de la CIA ait échappé à trois tentatives d’élimination le rendait furieux, mais ne mettait pas totalement en péril la dernière phase de son opération. Sauf imprévu…
Il prit le temps de terminer sa bière et repartit comme il était venu. C’eût été de la folie d’essayer de récupérer le faux Montblanc. D’ailleurs, il avait dû être emporté avec les affaires du mort. Il n’y avait plus qu’à regagner l’ambassade de Russie et à compter les heures qui le séparaient encore du succès.
Il y avait de l’orange partout ! Des banderoles de la façade aux innombrables écharpes, bonnets, badges de toutes les formes portés par les partisans de Viktor louchtchenko. Au rez-de-chaussée, on faisait la queue au vestiaire. C’était LE soir. Dans le taxi qui amenait Malko et Irina, le chauffeur avait demandé anxieusement :
— Vous connaissez déjà des résultats ?
On avait l’impression que tout Kiev vivait au rythme de l’élection présidentielle, ce troisième tour que personne n’aurait cru possible deux mois auparavant. Sur la place de l’Indépendance, les milliers de supporters de la «révolution orange» étaient glués à des écrans géants de télévision où alternaient discours enflammés et chansons populaires. Après avoir monté les marches permettant d’accéder à la permanence de Viktor louchtchenko, Malko aperçut la silhouette massive d’Evgueni Tchervanienko, prévenu par téléphone de son arrivée. Lui aussi arborait une écharpe orange enveloppant son cou de taureau. Il évita à Malko et à Irina le portail magnétique et demanda aussitôt :
— Vous avez du nouveau ?
— On m’a appelé, pour me dire qu’il y aurait d’autres informations, répliqua Malko.
Ils laissèrent leurs manteaux dans son bureau. Irina portait un tailleur noir au revers orné d’un petit badge orange. Dès qu’elle bougeait, on apercevait ses seins ronds dépassant du soutien-gorge de dentelle noire. Avec ses bas à couture noirs et ses longs cheveux blonds, elle ne passait pas inaperçue. C’est peut-être pour cela que Tatiana Mikhailova avait préféré rester à l’hôtel…
Au premier étage, c’était l’animation des grands jours. En sus des partisans de louchtchenko, ivres de Champagne de Crimée, de bière et d’espoir, la salle grouillait de journalistes. Toutes les chaises du parterre, face au podium, étaient occupées, et beaucoup de supporters, hommes et femmes, étaient installés à même le sol. Des dizaines de caméras, plantées sur un podium, attendaient le héros du jour. Un énorme sapin de Noël, orné de boules orange, clignotait à droite de l’estrade, encadré par deux immenses portraits de Viktor Iouchtchenko avant son empoisonnement, accompagnés de l’inscription mirbam. Une femme ressemblant à une paysanne ukrainienne, avec sa robe brodée et ses nattes blondes enroulées autour de la tête, pérorait au micro, sa voix retransmise par d’énormes haut-parleurs.
— C’est Youlia Tymochenko, la « Princesse du Gaz », expliqua Irina, un des soutiens les plus importants de Iouchtchenko, son futur Premier ministre.
Personnalité sulfureuse, Youlia Tymochenko avait amassé une fortune colossale dans le gaz naturel, au prix de quelques menues entorses à la loi qui l’avaient menée en prison. Son associé, lui, y était toujours. Très jolie femme brune, à la volonté inflexible, elle s’était fait teindre en blonde et se coiffait désormais comme une paysanne.
Elle conclut sous un tonnerre d’applaudissements, laissant la place au groupe folklorique Tartak. On pouvait à peine bouger tant la foule était compacte. Beaucoup d’observateurs de l’OSCE, qui, tous, penchaient pour Iouchtchenko, hérault de la démocratie. À voir le nombre de bouteilles vides jonchant le sol, la future victoire avait déjà été bien arrosée ! Un homme s’empara du micro pour annoncer que, dans la ville de Lviv, Viktor Iouchtchenko avait recueilli 73 % des suffrages, et déclencha un nouveau tonnerre d’applaudissements ! Le souffle de l’Histoire balayait la salle. Comme à Berlin, en novembre 1989, lors de la chute du mur. Tous ceux qui étaient là sentaient la véritable indépendance du pays à leur portée, après quatre-vingts ans de joug communiste et russe, et quatorze années d’indépendance seulement théorique.
L’émotion était sincère…
Irina se pencha à l’oreille de Malko et cria :
— Les chiffres sont bidons, c’est juste pour chauffer la salle ! Le scrutin vient à peine d’être clos.
L’orchestre Tartak avait repris. Le vacarme était tel que Malko entendit à peine sonner son portable. Il dut quitter la salle et se réfugier dans l’escalier pour entendre son correspondant.
— Alexei 108, annonça la voix d’Alexei Danilovitch.
— Vous avez du nouveau ? demanda Malko.
— Tak. Les hommes dont je vous ai parlé sont en route. Ils sont quatre, munis d’armes blanches. Voici le numéro de leur véhicule : 900 15 DN. Ils ne sont plus loin.
— Comment comptent-ils entrer dans le bâtiment ?
— Ils vont être aidés de l’intérieur, par un membre des Fils de l’Ukraine libre qui leur ouvrira une des portes derrière la scène.
— Vous savez son nom ?
— Niet. Il porte un T-shirt rouge avec le portrait de Viktor Iouchtchenko sur la poitrine.