Tournant la tête vers Irina, il découvrit avec horreur qu’elle n’avait pas refermé la veste de son tailleur. Il l’avertit d’un regard éloquent et elle cacha aussitôt sa somptueuse poitrine.
— Je vais voir ce qui se passe en haut, lança Evgueni Tchervanienko, qui ne tenait pas en place.
À peine fut-il sorti du bureau qu’Irina jaillit de son fauteuil et embrassa Malko. Gloussant de joie.
— Un peu plus, on n’aurait pas eu le temps de finir !
Malko baissa les yeux sur sa Breitling. Onze heures dix.
Encore près de deux heures à attendre.
Evgueni Tchervanienko fit irruption dans le bureau et lança :
— Ça y est ! On les a repérés ! Dans Illinska. Une vieille Volga avec la plaque indiquée. Ils sont bien quatre. Une équipe de chez nous les suit. On va les coincer quand ils s’arrêteront.
— Non, suggéra Malko. Laissez-les entrer. Il suffit de les repérer quand leur copain les fera pénétrer dans le bâtiment. Ensuite, il y a assez de monde pour les «marquer» sans qu’ils s’en rendent compte. Nous connaissons leur modus operandi. Tant que Iouchtchenko ne sera pas sur l’estrade, il n’y a rien à craindre puisque vos hommes le protégeront. Nous nous tiendrons tout près de là, prêts à intervenir. Evgueni Tchervanienko n’était qu’à demi convaincu.
— Je serais plus tranquille si on éliminait ces salauds maintenant, grommela-t-il.
— Ils n’ont encore rien fait, objecta Malko. Si on les prend en flagrant délit, on peut les faire parler et savoir qui les a envoyés.
— Dobre, soupira l’Ukrainien, on va faire comme ça, mais priez Dieu qu’il n’arrive rien !
— Je vais surveiller l’homme au T-shirt rouge, suggéra Malko. Il doit forcément descendre au rez-de-chaussée pour ouvrir à ces gens.
Accompagné d’Irina, il se mêla à la foule qui grouillait au pied de l’escalier. Dix minutes plus tard, il repéra le blondinet au T-shirt rouge qui dévalait l’escalier, disparaissant dans un couloir du rez-de-chaussée. Malko ne le suivit pas et cinq minutes plus tard, son pouls s’envola… Le garçon au T-shirt rouge venait de réapparaître, suivi de quatre hommes massifs, qui, tous, arboraient écharpes, bonnets et badges orange ! Des têtes de tueurs, le regard acéré. Malko nota qu’ils s’engageaient dans l’escalier, un à un, se mêlant aux gens qui montaient. Le blondinet fermait la marche. Dès qu’ils eurent disparu, il regagna le bureau de Tchervanienko.
— Ils sont arrivés ! annonça-t-il ; et se mettent en place.
L’excitation avait encore monté d’un cran ! Des résultats venaient d’apparaître sur les deux écrans de télévision suspendus de part et d’autre de l’estrade :
«À minuit quarante-cinq, le candidat Iouchtchenko devance, avec 62,16% des voix contre 33,35%, son adversaire Ianoukovitch ! 10532013 voix contre 5650862.»
La foule hurla. Des gens brandissaient des bouteilles de Champagne de Crimée qu’ils buvaient au goulot, d’autres agitaient des écharpes en vociférant «louchtchenko, tak ! » C’était du délire. Il ne manquait qu’une chose : le héros du jour. Malko, debout à gauche de l’estrade, collé par la foule contre Irina, observait deux des tueurs noyés dans la foule, non loin de lui. Eux aussi applaudissaient à tout rompre. Irina se pencha à son oreille.
— C’est impossible, des résultats pareils !
Les écrans venaient de s’éteindre, tandis que trois personnages, affublés de masques de Vladimir Poutine, Leonid Koutchma et Viktor Ianoukovitch, commençaient sur l’estrade des sketches qui firent hurler de rire l’assistance… Malko consulta anxieusement sa Breit-ling. Une heure moins cinq. Viktor louchtchenko ne devrait plus tarder. L’atmosphère était de plus en plus électrique, les gens s’interpellaient, l’oreille collée à leur portable, échangeaient des informations plus ou moins fantaisistes.
Depuis l’arrivée des quatre tueurs, Malko était euphorique. Sa manip’ avait fonctionné ! Il aperçut la haute silhouette d’Evgueni Tchervanienko qui fendait la foule dans sa direction.
— Je viens de joindre le Président, annonça le chef de la sécurité. Il veut que ces types soient neutralisés pour que son discours ne soit pas perturbé par un incident. N’oubliez pas qu’il y a toutes les télévisions du monde ici… Je suis obligé d’obéir. J’ai prévenu mes hommes.
Moi, je m’occupe du petit salaud…
Il replongea dans la foule. Quelques minutes plus tard, Malko vit surgir une demi-douzaine de vigiles, style bûcherons. En un clin d’œil, ils eurent entouré les deux hommes qui se trouvaient non loin de Malko. Ils y eut tout juste une bousculade, puis ils furent prestement emmenés, pratiquement sans toucher terre. Seuls leurs voisins proches devinèrent quelque chose d’anormal.
Malko observa une brève bousculade de l’autre côté de l’estrade et tout rentra dans l’ordre. Les «Guignols» locaux avaient laissé la place à un groupe folklorique, qui entonnait la chanson à la mode Veseli yaitsia v sham-panskomu, la ritournelle des élections.
Des cris « Iouchtchenko ! » commençaient à fuser de partout. Alexandre Vichenko, le chef de campagne de Viktor Iouchtchenko, prit le micro et annonça :
— Nous avons gagné !
Les hurlements furent tels qu’il put à peine continuer.
— Le Président est en retard. Patientez ! Un cri sortit de centaines de poitrines :
— Iouchtchenko za narod Malko tira Irma par la main.
— On va voir en bas ce qui se passe.
Il y avait du sang plein le mur du bureau d’Evgueni Tchervanienko. Celui du blondinet au T-Shirt rouge. Lorsque Malko pénétra dans la pièce, le chef de la sécurité venait de le relever d’une seule main, la gauche, et d’écraser son poing droit sur ce qui restait du visage du «traître». Avec la force d’un marteau-pilon. Le nez écrasé, les arcades sourcilières explosées, les lèvres éclatées, les dents brisées, le sang dégoulinant sur son cou et son T-shirt, le blondinet ne manifestait aucun signe de vie. Un pantin désarticulé.
Evgueni lui asséna un ultime coup de son énorme poing qui sembla lui traverser la tête et se retourna vers Malko.
— Cet ebeny a avoué ! Il a touché 20 000 hrivnas.
Il lâcha le blondinet, qui tomba par terre, comme un tas de chiffons.
Irina, livide, murmura :
— Bolchemoi !
— Vous allez le tuer ! remarqua Malko. Laissez-le.
— Tak, grogna Evgueni Tchervanienko, en expédiant un ultime et formidable coup de pied dans la forme gisant à ses pieds, qui ne gémit même pas.
L’Ukrainien fit un pas en avant et emprisonna Malko dans ses bras puissants. Il le serra de toutes ses forces contre lui et Malko sentit ses côtes craquer.
— Vous avez sauvé le Président ! fit l’autre, la gorge nouée par l’émotion.
Il y avait des larmes dans ses yeux.
Le regard de Malko se posa sur le bureau où étaient alignés des portefeuilles, de l’argent et quatre poignards à la lame courte et triangulaire, au manche recouvert de caoutchouc. Des armes de tueurs professionnels. Evgueni Tchervanienko en prit un et une feuille de papier dans l’autre main. Sans effort, il coupa le papier en deux. La lame était aiguisée comme un rasoir.
— Ils en avaient un chacun ! fit-il sombrement.
Venez.
Malko le suivit dans la pièce voisine. Les quatre hommes étaient allongés sur le sol, à plat ventre, les poignets menottes dans le dos, les chevilles entravées. Evgueni Tchervanienko s’approcha de l’un d’eux et lui expédia un violent coup de pied en pleine tête.