— C’est le natchalnik. Il s’appelle Bulakh.
— Qui sont-ils ?
— D’anciens berkut au chômage. Ils ont été recrutés par un type dont ils ne connaissent que le prénom, sûrement faux, Vlad. Ils ignorent s’il est russe ou ukrainien.
On leur a promis 100000 hrivnas à chacun s’ils tuaient louchtchenko.
— Mais ils étaient sûrs de se faire prendre…
— Bien sûr, mais si Ianoukovitch était passé, ils auraient été discrètement libérés dans quelques mois.
— Ils venaient vraiment du Donetz ?
— Non, la plaque était fausse. Ils viennent tout simplement d’Osogorki où ils habitent.
— Qu’est-ce que vous allez leur faire ?
— Les garder ici bien au chaud jusqu’à ce que Viktor louchtchenko soit officiellement élu. Si je les remets à la Milicija maintenant, ils les libéreront… Venez, on va fêter ça.
Ils regagnèrent le bureau. Irina, accroupie, essuyait le sang du blondinet qui faisait peine à voir. Evgueni Tchervanienko lui lança :
— Ne salissez pas vos mains avec cette vermine et venez fêter la victoire ! Si le Président ne me l’avait pas interdit, je lui aurais cassé tous les os.
Il avait déjà bien commencé… Il ouvrit un réfrigérateur et en sortit triomphalement une bouteille de Champagne français, du Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs, qu’il brandit sous le nez de Malko.
— Je l’avais gardée pour la fin de la soirée, mais on va la boire maintenant.
Le bouchon sauta joyeusement et, même s’ils n’avaient que des gobelets en carton, les bulles pétillaient quand même…
— À la liberté ! lança Evgueni Tchervanienko. À la nouvelle Ukraine ! Que Dieu protège Viktor louchtchenko.
Nikolaï Zabotine coupa la communication de son portable, le cœur en fête. Le coup de fil qu’il venait de recevoir d’un de ses agents noyé dans la foule orange de la permanence de Viktor Iouchtchenko avait dissipé d’un coup toutes ses angoisses. Les choses s’étaient déroulées exactement comme prévu. À un détail près, qui ne changeait pas grand-chose.
Du coup, il se leva, prit sa bouteille de Stolychnaya Standarte dans son petit réfrigérateur et s’en versa un verre qu’il but d’un trait.
L’alcool le réchauffa délicieusement. Ensuite, il ferma son bureau à clef comme d’habitude et gagna le parking. Au volant d’une puissante BMW grise munie de plaques ukrainiennes, il prit la direction du quartier de Podol. Pour s’arrêter sur le quai Naberezhno-Khreschatikskaya, en face du restaurant L’Amour, le plus cher de Kiev, en raison de ses spécialités supposées françaises. Il éteignit ses phares, mit la radio. L’âme en paix.
Des voitures défilaient à toute allure sur le quai, klaxonnant, leurs passagers agitant des drapeaux orange. Tout Kiev célébrait la victoire de Viktor Iouchtchenko.
Nikolaï Zabotine sourit pour lui-même, se répétant un proverbe français appris à l’École des langues du KGB.
« Rira bien qui rira le dernier. »
CHAPITRE XXI
Il arrive !
La rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Les gens se levèrent spontanément. Malko et Irina avaient repris la même place, en bordure des rangées de fauteuils, sur le parcours que devait emprunter Viktor louchtchenko pour gagner l’estrade.
Un bras passé autour de la taille d’Irina, Malko se détendait enfin. La victoire de Viktor louchtchenko était un moment historique et il était heureux d’y assister. Il y eut une bousculade à l’entrée de l’escalier, quelques gardes du corps criant à la foule de s’écarter, ce qu’elle ne fit évidemment pas.
Malko, comme tout le monde, regardait en direction de l’escalier. Les assistants s’agglutinaient le long du couloir qu’allait emprunter le nouveau président. Malko remarqua soudain une femme qui venait de se glisser au premier rang. On ne pouvait pas la rater : elle portait une robe entièrement orange et des bottes orange ! Sans parler du nœud dans les cheveux, orange lui aussi. Une groupie. Les gens riaient en l’observant.
Le brouhaha augmenta d’un coup, des cris fusèrent, Viktor louchtchenko venait d’apparaître à l’entrée de la salle, avec son visage martyrisé, en dépit du maquillage pour la télévision. Encadré par une douzaine de gardes du corps. Des hurlements de joie éclatèrent partout, des gens montaient sur les chaises pour apercevoir leur idole. Prise dans un mouvement de foule, la femme en orange se retourna et Malko aperçut son visage.
Elle était très belle, avec des traits réguliers, des cheveux blonds serrés en queue-de-cheval. Quelques fractions de seconde s’écoulèrent puis les neurones de Malko se télescopèrent. C’était l’inconnue du vol de Moscou dont il avait porté la valise !
Celle qu’il avait revue comme bénévole au QG de campagne de Iouchtchenko, en train de distribuer des écharpes et des bonnets orange. Sa présence ce soir semblait parfaitement normale. Et pourtant, le pouls de Malko s’emballa. Il revit en un éclair l’arrivée du vol de Moscou à l’aéroport de Borystil, puis l’homme venu chercher la blonde à l’aéroport, son attitude fuyante. Et comprit soudain pourquoi on avait voulu le tuer alors qu’il pensait ne rien savoir.
Viktor Iouchtchenko avançait dans sa direction, serrant des mains, souriant, visiblement épuisé, vêtu d’un costume bleu marine rayé, avec une cravate orange. Malko lâcha la taille d’Irina, recula, de l’autre côté du cordon d’admirateurs. Arrivé à la hauteur de la femme en orange, il joua des coudes, bousculant les gens pour gagner le premier rang où elle se trouvait. Il arriva juste à temps pour attraper à deux mains la taille de l’inconnue, à l’instant où Viktor Iouchtchenko, amusé par sa tenue, s’arrêtait devant elle. Elle voulut faire un pas en avant, vraisemblablement pour l’embrasser mais Malko la tira violemment en arrière. Poussé par son escorte, le nouveau président continua sa marche en direction de l’estrade.
La femme en orange se retourna avec la vivacité d’un serpent et Malko se trouva face à face avec un visage convulsé de rage, un regard noir de haine. Elle fit un pas dans sa direction. C’est le sixième sens né de son expérience qui sauva Malko. Il fixa la belle bouche bien dessinée, mise en valeur par un rouge brillant, et comprit. Sans réfléchir, il la repoussa si violemment qu’elle trébucha et tomba.
Scandalisée, une femme lança, avec un fort accent canadien :
— Vous n’avez pas honte ! Allez vous disputer ailleurs !
Viktor Iouchtchenko était en train de monter les marches du podium sous un tonnerre d’applaudissements. Il leva les bras vers le ciel et cria de toute la force de ses poumons :
— Mir ! Bam !
La foule rugit de joie Les gens pleuraient, trépignaient. Soudain, un petit bonhomme coiffé d’un bonnet brodé escalada la scène, aussitôt intercepté par deux gardes du corps. Malko l’entendit hurler:
— Je viens du Tatarstan, Président ! Vous devez nous libérer aussi !
Le Tatarstan est une république russe voisine de l’Ukraine. Viktor Iouchtchenko sourit, le Tatar ôta son bonnet brodé et tenta d’en coiffer le nouveau président, qui, prestement, le tendit à un des gardes du corps. Ravi, le Tatar accepta de redescendre dans la salle. Malko sentit les battements de son coeur se calmer. Il avait cru à un troisième plan. Il se retourna, aperçut la femme en orange qui disparaissait dans l’escalier et se rua à sa poursuite. Il croisa Evgueni Tchervanienko, qui, stupéfait, lui demanda :