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Je me demande aujourd’hui si ce salaire dont les Duberc furent éblouis, n’empêcha pas maman et M. le Doyen de céder à l’inquiétude qu’ils eussent dû ressentir de ce contact quotidien d’un petit séminariste de douze ans avec une personne extravagante, femme du maire franc-maçon. Il est vrai qu’à cette époque le maire n’apparaissait guère chez lui, pris toute la journée par son usine, par l’administration de la commune. En outre, il avait, comme je l’ai su plus tard, deux liaisons, l’une à Bordeaux, l’autre à Bazas.

Sans doute Mme Duport, brouillée avec Dieu depuis la mort de Thérèse, n’allait-elle plus à l’église, mais Simon avait assuré au Doyen que jamais elle ne lui parlait religion. En fait, elle ne lui parlait de rien, elle le regardait lire. « Les premières fois, ça me gênait, comme si elle m’eût mangé des yeux. Mais maintenant, je n’en fais plus cas… » assurait Simon. Ça ne lui coupait même pas l’appétit quand elle lui apportait son « quatre-heures », comme Simon appelait le goûter : un bol de cacao, une tartine de beurre — et qu’elle ne le quittait pas des yeux pendant qu’il mangeait.

En octobre, quand nous rentrions tous à Bordeaux, Simon rapportait au séminaire l’argent de poche qu’il avait gagné. Ni M. le Doyen ni maman n’eussent imaginé qu’il dût jamais y renoncer. Que l’argent fût à ce degré chez ces chrétiens, ce qui ne se conteste pas, ce qui ne se sacrifie pas, en dehors d’une vocation très spéciale, de franciscain ou de trappiste, je m’en étonnais déjà dans mon enfance. J’ai commencé dès ma douzième année à me faire une certaine idée que Donzac, l’année dernière et cette année, m’a rendue claire, c’est qu’à leur insu, les chrétiens qui nous ont élevés prennent en tout le contrepied de l’Évangile, et que de chaque béatitude du Sermon sur la Montagne, ils ont fait une malédiction : qu’ils ne sont pas doux, qu’ils ne sont pas seulement injustes mais qu’ils exècrent la justice.

Ce qui suscita le drame, ce fut la soutane dont on affubla Simon dès sa quinzième année. Quelle promotion que cette soutane ! Il eut droit au surplis pendant les offices et à une stalle dans le chœur. Si dans le bourg on continua de le tutoyer, les étrangers l’appelaient M. l’abbé, en dépit de son visage d’enfant. Mais une soutane chez M. le maire ! Mme Duport crut que Simon consentirait à la jeter aux orties deux fois par semaine. Il s’y refusa comme s’il y allait de son salut éternel. Marie Duberc, pour qui cette soutane était l’accomplissement du rêve de toute sa vie : un presbytère où elle serait maîtresse à la cuisine et à la buanderie, osa approuver le refus de Simon.

Maman et M. le Doyen entrevirent alors ce que je voyais déjà clairement, moi qui avais quatorze ans, que ce n’était plus du petit ami de Thérèse que Mme Duport souhaitait la présence, mais de Simon Duberc tel qu’il était et tel qu’il me répugnait, avec son odeur forte, avec son ossature de paysan, avec ses petits doigts de trop. Nous vîmes bien qu’elle ne pouvait se passer de lui ; elle n’y consentait que durant l’année scolaire qui était pour elle, j’imagine, un Avent liturgique, un temps de préparation à la venue de Simon… Mais non, je me souviens maintenant, maman ni le Doyen ne soupçonnaient rien. Ce qui leur ouvrit les yeux, ce fut un propos de Mme Duport rapporté à M. le Doyen par Simon : que ce n’était pas à elle mais à son mari que cette soutane était insupportable, qu’elle au contraire s’y habituait et même en voyait les avantages : assurée que Simon serait toujours disponible, ne lui serait pris par personne…

— Par aucune autre femme ? demandai-je.

— Oui, sans doute, dit maman.

— C’est donc qu’elle l’aime !

Je tirai cette conclusion qui allait de soi, du ton le plus naturel et m’étonnai de l’effet produit. Il est vrai que j’avais quatorze ans cette année-là, mais traité comme ne le sont pas aujourd’hui les garçons de huit ans.

— Qu’est-ce que tu racontes ? diseur de riens ! Tu parles de ce que tu ne connais pas.

— La preuve que je le connais, c’est que j’en parle.

— Tu n’as pas honte, à ton âge ! Qu’est-ce que va penser de toi M. le Doyen ?

— La vérité sort parfois de la bouche des enfants, dit-il.

Il se leva et se mit à tourner autour du billard en murmurant : « Comment ai-je été si aveugle… »

— Mais monsieur le Doyen, vous n’allez pas croire… À l’âge de Mme Duport !

— C’est l’âge terrible, hélas… Notez qu’à mon avis Simon ne court aucun risque : je le connais…

Il s’arrêta pile, craignant d’en avoir trop dit. Ce qu’il savait de Simon, même le bien, relevait du secret de la confession.

— Oui, dis-je, mais selon Simon, elle le mange des yeux pendant que lui mange son « quatre-heures ». Peut-être qu’un jour ça ne lui suffira plus…

— Qu’est-ce que tu veux insinuer ? Mais qui t’a appris…

— C’est vrai, dit à mi-voix le Doyen, qu’il y a des ogresses…

— Et des ogres, ajoutai-je innocemment.

— Des ogres ? Quels ogres ?

Ils me dévisageaient, inquiets : à quoi faisais-je allusion ? Oui, sans doute, n’avais-je rien de précis à rapporter, ou je préférais me taire, mais je savais que les ogres tournent autour de tous les garçons de quinze ans : ils ne s’approchent que s’ils sentent une connivence.

— C’est à faire frémir, dit maman. Pourquoi le mal ? ajouta-t-elle rêveusement, sans savoir qu’elle posait la seule question capable de faire défaillir la foi.

J’essaie de me rappeler ce qu’ils imaginèrent pour mettre Simon à l’abri de cette goule. Le curé, sous prétexte de chasse, le fit inviter par un de ses confrères en Charente, qui le garda auprès de lui jusqu’à la rentrée. Simon, cette année-là, regagna le séminaire sans repasser par Maltaverne.

Quant à moi… Oserai-je me raconter à moi-même le tour que je jouai à M. le Doyen ? Oui, il le faut, pour y voir clair dans ce que je suis réellement. Le 7 septembre, la veille de la Nativité de la Vierge, maman sans même se donner le temps de tourner autour du pot, me dit que M. le Doyen m’attendrait dès 3 heures pour me confesser : « Comme ça tu passeras avant toutes ces dames ». Elle trouvait normale cette intrusion dans la vie religieuse d’un garçon de quatorze ans. J’étais un enfant dont elle se croyait responsable devant Dieu. Agacé, irrité, mais non furieux comme je le serais aujourd’hui, je comprenais cette scrupuleuse qui m’a légué sa maladie du scrupule dont à dix-sept ans je ne me sens pas encore guéri. Elle devait remâcher ce que j’avais osé dire sur les ogres : c’était au tribunal de la pénitence que je viderais mon sac. Non bien entendu qu’il pût être question pour elle de violer le secret de la confession : maman ne souhaitait pas « savoir ». Il lui suffisait d’être tranquillisée par une « reprise en main » de son petit garçon qui approchait de l’âge redoutable. Je me débattis : Notre-Dame de septembre n’était plus une fête d’obligation depuis le Concordat.

— Dans notre famille, dit maman, c’est resté une fête d’obligation. Nous n’y avons jamais manqué. Nos métayers ne lient pas les bœufs ce jour-là. D’ailleurs M. le Doyen t’attend. Il n’y a pas à revenir là-dessus.

— Mais tu n’obliges pas Laurent…

— Il a dix-huit ans. Toi, tu es un enfant dont j’ai la charge. Le démon me souffla :

— Si je fais une mauvaise confession, je ferai une mauvaise communion. Ces deux sacrilèges seront sur toi.

Elle pâlit, ou plutôt ses joues devinrent couleur de cendre. Je me jetai à son cou : « Mais non, c’était pour rire, je me confesserai et je communierai… » Elle me serra contre elle.