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Composé d'un salon résigné, d'une cuisine réticente et de deux chambres à l'étage séparées par une étroite salle de bains, le pavillon paraissait à l'abandon: encombré, moite, obscur et dégageant une odeur de moisi pas si désagréable. A l'évidence personne ne l'avait occupé depuis longtemps mais c'était habitable et rien ne manquait, trop de meubles y contenaient au contraire trop d'objets qui adhéraient un peu les uns aux autres. Objets décoratifs pour l'essentiel, les effets de la parente ayant été remis au Secours catholique. C'était brusquement, semblait-il, dans un mouvement précipité que la vie avait quitté les lieux, abandonnant les choses d'une seconde à l'autre pour les laisser s'empoussiérer, se figer à jamais derrière des volets vite refermés. On voyait qu'un livre au dernier moment, on voyait qu'un bol, un coussin s'étaient provisoirement déplacés, transférés sur une desserte, un rayonnage, le bras d'un canapé, soi-disant pour quelques minutes, de fait pour l'éternité.

Du bout des doigts sans trop les approcher, Noëlle Valade montrait les papiers peints disjoints, la baignoire entartrée, les étains sous oxyde, suspendant son geste avant le point de contact, sans que Victoire comprît d'abord si cela relevait d'une répulsion spéciale inspirée par ces lieux ou d'une politique d'ensemble à l'égard des objets. Cependant Noëlle Valade parut éprouver de la sympathie pour sa locataire, ne montra nulle méfiance et réduisit au minimum les formalités de location: ni papiers ni caution, seulement trois mois d'avance en liquide qui voletèrent en douceur, libellules vertes et bleues, du sac à main de Victoire vers le sien.

Ces trois mois fixés par Noëlle Valade traçaient l'avenir immédiat de Victoire sans qu'elle eût à y réfléchir, lui épargnant le souci de prendre une décision sans doute éperonnée d'hésitations. Elle en fut reconnaissante à sa propriétaire qui, appelez-moi Noëlle, lui dessina les grands traits de sa vie. Travaillant dans une banque mais à peine pour la forme, un petit tiers de temps, vivant pour l'essentiel de ses pensions alimentaires, elle avait bien envisagé de se remarier encore mais non, c'est moi qui suis, dit-elle, ma meilleure amie. Elle n'était bien que seule avec elle-même, précisa-t-elle en regagnant sa voiture offerte par son dernier mari (je ne lui ai pas dit merci, je lui ai dit tu sais bien que je ne sais pas dire merci) et dans laquelle, dès le contact mis, surgit une musique immatérielle d'orgue et d'ondes. Puis elle baissa la vitre de son côté. Enfin je suis contente d'être tombée sur vous, sourit-elle à Victoire, je déteste les femmes laides, elles m'obligent toujours à prouver quelque chose. Et comme elle enclenchait la marche arrière, Victoire put vérifier qu'il s'agissait effectivement d'une politique d'ensemble, étendue à toute chose matérielle que Noëlle ne touchait qu'en deçà du bout des doigts, menant son véhicule par influx de faisceaux magnétiques.

Tout le temps que Noëlle Valade avait parlé, Victoire dans les interstices livra le moins d'informations possible sur elle-même. Non par méfiance particulière, en tout cas pas seulement, mais telle était son habitude et Louis-Philippe, souvent, le lui avait reproché. Mais Victoire est ainsi: comme il faut bien parler quand on rencontre du monde, elle s'en sort en posant des questions. Pendant que le monde répond, elle se repose en préparant une autre question. C'est toujours ainsi qu'elle procède, elle croit que le monde ne s'en aperçoit pas.

Après le départ de la propriétaire, demeurée seule devant le pavillon, Victoire le regarda comme si c'était quelqu'un, non sans méfiance, prête à se défendre comme elle se tenait souvent avec les hommes quand même rien ne pouvait la menacer, mais suggérant ainsi qu'on le pût lorsqu'on ne pensait rien de tel. Sans doute ce regard avait-il joué son rôle dans la brièveté des emplois occupés jusqu'ici par Victoire, dans le non-renouvellement de ses contrats à durée déterminée. De fait, ces derniers mois, Victoire n'avait examiné qu'évasivement le marché de l'emploi, cherchant moins qu'attendant une opportunité, comptant moins pour vivre sur ses économies contenues à présent dans son sac que sur Félix qui s'était occupé, jusqu'à la veille, de tout.

Plus tard elle venait d'inspecter le pavillon en détail, d'ouvrir les penderies vides où s'entrechoquaient des cintres et les tiroirs pleins d'objets incomplets: albums photographiques désaffectés, clefs sans étiquette, cadenas sans clefs, manches d'accessoires et poignées de portes, tronçons de bougies, fragments de montants de lit, montre privée de sa grande aiguille. Sur des consoles se dressaient quelques chandeliers vides et lampes sans prise, ainsi que ce qu'on doit appeler un photophore, un soliflore, posés sur des napperons de canevas et de dentelle gâtée. Deux statuettes exotiques attestaient d'un passé colonial.

Dans un placard, parmi les nids à poussière, Victoire mit la main sur deux vieilles boîtes de dragées à ganses rosé et bleu passés, prolongées de pompons et glands, contenant encore de petites billes en sucre dont la pellicule d'argent s'écaillait. Au mur elle redressa un portrait d'inconnu. Dans la salle de bains, brosses à dents sans poils et biscuits de savon, croupissaient d'anciens accessoires sanitaires délités et gluants, dégoûtants, moulés dans la première génération de matière plastique. Toutes fenêtres ouvertes, il faudrait attendre quelques jours pour que tout cela perde un peu de son odeur, sans jamais sécher complètement.

Victoire s'installa vite, ne changeant rien à l'arrangement du rez-de-chaussée puis n'usant, dans la chambre qu'elle choisit à l'étage, que d'une commode pour ranger ses vêtements. Elle disposa ses objets personnels – deux livres, un walkman, un petit éléphant d'étain – sur une table de nuit près du lit. Mais elle dissimulerait son argent dans une armoire de l'autre chambre au fond d'un large tiroir contenant des draps plies. Raides, humides comme tout le reste, ces draps n'avaient pas été déployés depuis longtemps, un trait gris-brun jaunâtre courait le long de leur pli.

Elle vida sa chambre de tous les meubles et accessoires de sorte qu'hormis la commode et le lit, tiré face à la fenêtre dévêtue de ses rideaux, rien ne resta qu'un grand miroir fixé au mur latéral. Ainsi, dans la journée, Victoire couchée n'aurait devant elle qu'un rectangle de ciel tel une page blanche, grise, bleue selon le temps, divisée par une marge centrale au tiers de laquelle une espagnolette posait un point. Les premiers jours elle demeura souvent ainsi, allongée sur son lit, soit qu'elle essayât de penser à sa vie, mais en vain, soit qu'elle s'efforçât aussi vainement de ne point y penser. Régnant en maître autour du pavillon, le silence général ne favorisait pas ces tentatives.

D'un côté, le terrain de golf était assez fréquenté: on y apercevait des groupes de silhouettes, immobiles ou décomposant leur mouvement. De l'autre, quoique visible, l'océan était trop éloigné pour qu'on pût l'entendre. Nul écho non plus n'émanait des demeures alentour bien que Victoire, au bout de quelque temps, commençât de percevoir des sons légers, parfois, aux environs du pavillon. C'étaient des bruits de chute ou de choc discrets, à peine audibles, de nature et d'amplitude variables, étouffés ou mats, parfois suivis de rebonds: une fois ce fut un éclat de verre brisé, une autre un impact de grosse caisse, un grincement bref, un pétard faisant long feu, une seule fois un cri étouffé. Ils survenaient sans régularité, une ou deux fois par jour, certains jours pas du tout. Victoire finit par se mettre à l'affût sans pouvoir établir leur origine. Il suffisait parfois, après que deux jours de suite ils ne se furent plus manifestés, qu'elle oubliât leur existence pour qu'inopinément l'un d'eux vînt rappeler à son souvenir leur série. Au moins, ne se produisant jamais de nuit, ne troublaient-ils pas son sommeil.