Выбрать главу

-    J’allais oublier, dame Aubierge! Le seigneur abbé de Saint-Denis que je quitte à l'instant souhaite recevoir votre visite le plus tôt possible. Laissez la cuisine aux filles et allez-y. Il est à la maison d'œuvre.

Le soupir d'Aubierge aurait fait tomber des murs moins solides.

-    J’y vais, fit-elle.

Et elle sortit non sans jeter sur Etienne un coup d’œil qui en disait long sur ses sentiments intimes. Mais l’ordre que Marjolaine venait de donner fournissait au jeune homme une entrée en matière inespérée et il sauta dessus.

-    Vous avez vu Mgr Suger? demanda-t-il.

-    Je le quitte.

-   Ah! Et vous a-t-il dit quand il compte enfin faire justice de l’assassin de mon oncle? Un tel retard est scandaleux et fait jaser.

-    Je ne conseille pas à ceux qui « jasent » d’aller le faire trop près de ses oreilles. Le seigneur abbé est un homme de Dieu, mais il peut avoir la main lourde. Quant à pendre Ausbert Ancelin, il faudrait pour cela être sûr de sa culpabilité.

Une brusque bouffée d’indignation empourpra le visage pâle du neveu de Gontran.

-    Sûr de sa culpabilité? Mais, il a été pris pratiquement la main dans le sac.

-    Vous trouvez? S’il fallait pendre tous les gens qui, un beau matin, trouvent un cadavre à leur porte, on refuserait du monde chaque jour aux fourches patibulaires. Il y a bien assez de bandits qui courent les rues la nuit.

-    Et l’outil? L’outil qui a servi à tuer? Il n’appartenait pas à ce misérable peut-être?

Marjolaine répéta ce qu'elle avait dit tout à l’heure :

-    Un outil se vole ou s’emprunte.

-    Allons donc! Cela ne tient pas debout! Cet homme est l’assassin. Qui voulez-vous que ce soit d’autre?

La sainte indignation qui s'étalait sur le visage plat du garçon souleva le cœur de Marjolaine et lui donna envie de lui taper dessus.

-    Ne soyez donc pas si prompt à condamner autrui, mon neveu! Vous savez ce que dit la Sainte Ecriture : ne juge pas, si tu ne veux pas être jugé. Laissez plutôt ce soin à Mgr Suger qui est prud’homme et plein de sagesse. S’il décide qu’un complément d’information est nécessaire, c’est qu’il a ses raisons.

-    Ses raisons? Je voudrais bien les connaître! Quant à vous, dame Marjolaine, je vous trouve bien peu ardente à la recherche de la vengeance.

-    Quel mauvais chrétien vous faites! Voilà que vous mélangez encore tout : la vengeance appartient à Dieu. D’ailleurs, pendre un innocent ne ressusciterait pas maître Foletier. Méditez tout cela, mon neveu.

Etienne rougit encore un peu plus : il venait d’avaler d’un coup tout le contenu de son gobelet, d’où Marjolaine conjectura que le moment était venu pour lui de faire connaître le but de cette visite inhabituelle. En effet, il se racla la gorge puis lâcha, non sans se remettre à bégayer, ce qu’il n'avait pas fait tant que la colère lui avait dénoué la langue.

-    Ne... ne pourriez-vous... cesser de m’a... appeler votre ne... neveu? Les cir... constances ne sont plus... les mêmes!

-    Je ne vois pas en quoi ! Me devez-vous moins de respect parce que votre oncle n’est plus? fit Marjolaine avec quelque hauteur.

Brusquement, la timidité d’Etienne s’envola comme se lève un voile de brume. Marjolaine en eut conscience au frisson prémonitoire qui glissa le long de son dos, à la courte flamme qui brilla un instant dans les yeux du garçon.

-    Le temps du respect est passé, lui aussi, dit-il d’une voix redevenue curieusement ferme. C’est à présent celui de l’amour.

-    De quoi? dit Marjolaine qui crut avoir mal entendu.

Mais, comme il se rapprochait d’elle, et que ses mains levées vers elle tremblaient bizarrement, elle jugea plus prudent de se lever du fauteuil où elle était assise pour en faire le tour et s’en faire un rempart.

-    De l’amour, répéta Etienne, pas désarçonné le moins du monde. Mon oncle est mort : je suis son neveu et l’héritier de son négoce comme vous êtes, par votre douaire, héritière d’une belle part de sa fortune. La coutume veut que vous deveniez ma femme et moi je ne souhaite rien de mieux. Quand nous marions-nous?

Le mariage? Déjà? Il y avait décidément quelque chose de changé dans le silencieux et timide Etienne! Et Marjolaine comprit qu’il allait falloir se battre. En dépit de l’angoisse qui lui venait, elle s’efforça de paraître toujours aussi calme, comme il est d’usage de le faire avec les enfants coléreux - ou avec les fous.

-    La coutume n’est pas absolue, mon cher Etienne. Quant à vos sentiments envers moi, pour flatteurs qu’ils soient, ils n’entrent pas en ligne de compte car il y a un troisième élément que vous semblez décidé à négliger : moi. Moi, qui n’ai pas la moindre envie de vous épouser.

-    Et pourquoi cela, s’il vous plaît?

-    Mais parce que je ne vous aime pas.

-    La belle affaire! Est-ce que, par hasard, vous aimiez mon oncle quand vous l'avez épousé? Laissez-moi vous dire qu’il n’y paraissait guère.

Marjolaine comprit que sa garde était faible, qu’il fallait trouver autre chose et que seule, peut-être, une volonté bien trempée pouvait la libérer de ce garçon visiblement amoureux et qu’elle savait têtu.

-    En effet, je n’aimais pas maître Foletier, dit-elle. Mais mon père avait ordonné ce mariage et je lui devais obéissance absolue. A présent je suis veuve et maîtresse de moi-même par-devant Dieu comme par-devant la loi des hommes. Et je dis que je ne deviendrai pas votre femme. Contentez-vous de ce qui vous revient et, d’ailleurs, vous fait riche. Et laissez-moi vivre comme je l’entends. Fondez une famille et oubliez-moi.

-    Les biens de l’oncle ne doivent pas sortir de la famille. Si vous alliez vous remarier et les porter à un autre, ce serait une malhonnêteté.

-    Dites plutôt que vous ne supportez pas l’idée qu’une partie pourrait vous échapper! N’insistez pas. Etienne. J’ai déjà dit que je ne vous aimais pas. Ne m'obligez pas à le répéter car je ne veux pas vous désobliger.

Si Marjolaine s'attendait à le voir se troubler, bégayer, pleurer peut-être, elle se trompait lourdement. Tout ce qu'elle vit fut un insolent sourire.

-    Que vous m'aimiez ou non est sans importance. Marjolaine. Ce qui compte, c'est que moi je vous aime.

-    Que savez-vous de l’amour? Êtes-vous seulement capable d'aimer?

-    Cela aussi, tout compte fait, est sans importance. Vous êtes très belle et j’ai eu envie de vous le jour de votre mariage. Ce jour-là, je me suis juré qu’un jour je vous tiendrais dans mon lit et vous n’imaginez pas ce que je suis capable de faire lorsque je me suis promis quelque chose.

Le regard vert plongea, impitoyable, dans celui du garçon qui vacilla puis se détourna.

-    Je crois que si, fit tranquillement Marjolaine. Mais quoi que vous ayez fait dans ce but ou dans un autre, cela ne vous donnera pas la victoire sur ma volonté. Et ma volonté est la suivante : jamais vous ne serez pour moi autre chose que le neveu de maître Foletier.

-    Vous en êtes certaine?

-    Tout à fait certaine.

-    Rien ne peut vous faire changer d’avis?

-    Rien!

-    Pas même la possibilité d’être enterrée vivante pour le meurtre de votre mari?

Un silence pesant comme une pierre s’abattit sur la grande pièce calme. Même le feu cessa de crépiter comme si l’horreur des paroles qui venaient d’être prononcées l’avait gelé. Marjolaine pour sa part crut avoir mal entendu.

-    Qu'est-ce que vous venez de dire? articula-t-elle enfin.

-    Que si vous n'acceptez pas de m’épouser, vous serez accusée d’avoir fomenté l’assassinat de votre mari. Vous serez condamnée à mort et, vous le savez, les juges, trouvant la pendaison peu bienséante pour les femmes, préfèrent les enfouir convenablement sous quelques pieds de terre.