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-    Je vais où Dieu me mène et je n’ai, moi, aucune envie de savoir qui vous êtes.

-    Pourtant, je le dirai. J’ai nom Hughes, baron et seigneur de Fresnoy et bien d’autres terres en pays de Vermandois. Jusqu’à ce jour, je me croyais ambitieux et libre. Mais depuis que j’ai vu vos yeux, je ne suis plus libre et n’ai d’autre ambition que de vous servir.

Hughes avait mis tant d’involontaire passion dans ces quelques mots, tant d’inconsciente sincérité que la colère de la jeune femme s’apaisa un peu. Elle sentit qu'en elle quelque chose vibrait d’une curieuse palpitation. Alors elle regarda plus attentivement cet inconnu qui disait des choses folles avec assez de conviction et d’ardeur pour laisser croire que sa vie risquait d'en dépendre.

Elle vit que ce grand gaillard aux yeux farouches mais d'une si joyeuse couleur de feuilles printanières était beau. Dans un genre sauvage peut-être, mais son sourire pouvait avoir toute la gentillesse et l'innocence d’un sourire d’enfant quand le pli ironique de sa bouche ne l'accusait pas.

Malgré elle, Marjolaine lui rendit son sourire, ce que le voile dissimula. Mais ses yeux étincelèrent dangereusement et Hughes crut revoir la mer sous le soleil.

-    Sire baron, dit-elle plus doucement, vous ne devez pas prendre souci de moi et moins encore me servir car je suis de plus modeste condition que vous et mon chemin n’est pas le vôtre. Je ne fais que passer ici, en route pour le sanctuaire de Mgr saint Jacques dans les terres lointaines de Galice.

-    Oh non! Ne me dites pas que vous voulez aller là-bas, que vous comptez faire cette interminable et dangereuse route, vous qui semblez si fragile, si délicate?

-    De plus fragiles que moi l’ont faite. A présent, laissez-moi passer, seigneur. Je vous en ai dit bien plus que je ne le souhaitais.

-    Non, puisque vous ne m’avez pas confié votre nom.

-   Alors ce seront mes dernières paroles. J’ai nom Marjolaine des Bruyères, damoiselle en effet, mais veuve de défunt maître Gontran Foletier, qui fut pelletier en la grande ville de Paris.

-    Je savais bien que vous étiez fille noble, s’écria Hughes, enchanté de son propre jugement. Quant à ce pelletier dont je ne comprends pas... Oh! Laissez-moi vous parler encore.

-    Non, coupa derrière lui une voix grave. Plus un mot! Laissez-la en paix.

Hughes, tout de suite furieux, fit volte-face et se retrouva nez à nez avec le grand pèlerin.

-    De quoi vous mêlez-vous, compère?

-    De ce qui me regarde car je suis le chef de ce groupe de pèlerins. Pour le reste, je suis Odon de Lusigny, chevalier et banneret, ce qui me donne droit de parler d'égal à égal avec un baron. Aussi, je vous dis de laisser cette jeune dame aller tranquillement son chemin car elle a, pour cela, payé bien chèrement. Allez, ma sœur.

Devant Marjolaine et Aveline - qui s’était d’ailleurs désintéressée de la question pour sourire à Bertrand dont la haute silhouette doublait celle de son maître - Odon ouvrit la porte de l’hôtellerie et les fit entrer, puis se disposa à les suivre, mais Hughes l’arrêta.

-    Ne pouvons-nous parler encore un moment?

-    De quoi, mon Dieu?

-    Eh bien, de cette dame, dit Hughes avec une gêne qui lui était bien inhabituelle et qui fit lever les sourcils de Bertrand, témoin muet de la scène. Ne croyez surtout pas, ajouta-t-il vivement en voyant l’autre hausser les épaules, que je lui veuille déplaire ou l’importuner si peu que ce soit. Mais je voudrais en savoir plus. Je n’ai jamais rencontré quelqu'un comme elle.

-    Je le crois volontiers.

Mais, soudain, le regard d’Odon de Lusigny s'attacha à l'annulaire gauche de Fresnoy où brillait un large anneau d'or. Il fronça le sourcil.

-    Êtes-vous marié?

-    Oui, encore que mon mariage soit bien malade.

-    Cela ne change rien au fait et, dans ce cas, je ne comprends pas ce que vous pouvez vouloir de dame Marjolaine.

-    Je ne le sais pas moi-même, mais ce que je sais bien c’est que ce n’est rien de mal. Simplement, je l’ai vue et il me semble à présent qu’elle fait partie de ma vie.

-    Non, vous ne l’avez pas vue vraiment. Vous obéissez seulement au caprice d’un instant. Alors, croyez-moi, le plus sûr moyen de lui plaire c’est encore de suivre le conseil qu'elle vous a donné : allez votre chemin et ne pensez plus à elle.

-    C’est impossible! Mais, tout à l’heure, vous avez dit que cette jeune dame avait payé chèrement le droit de suivre sa route en paix. Cela signifiait quoi?

Le grand pèlerin hésita un instant puis, comprenant qu’il ne viendrait pas à bout de cet obstiné sans lui jeter au moins quelques miettes, il se décida.

-    Dans notre groupe, nous respectons et admirons beaucoup dame Marjolaine, mais beaucoup moins pour la beauté de ses yeux que pour celle de son âme. Vous n'êtes pas de Paris et vous ignorez qu’elle est veuve depuis peu, que son époux, l’un des plus riches bourgeois de notre ville, est mort assassiné par un homme dont il avait séduit la femme, mais dont on dit aussi qu’il était épris de la très jeune épouse de son rival. Très jeune et très belle.

-    Je l’avais compris.

-    Non. Vous n’avez rien compris et, comme nous tous, vous ignorez ce que cette pauvre enfant cache sous son voile qu’elle ne quitte jamais. Il paraît que, pour échapper au désir des hommes et demeurer fidèle à son époux, elle a brûlé au vitriol la moitié de son visage. (Le double cri d’horreur d’Hughes et de Bertrand n’interrompit pas son récit et il continua :) Aussi sommes-nous très honorés d’être ses compagnons pour le saint voyage qu’elle accomplit d’ailleurs, non pour elle-même, mais pour le repos de l’âme de son époux et par charité.

-    Par charité envers qui?

-    Ausbert Ancelin, le meurtrier de maître Foletier, a été condamné à faire le pèlerinage pieds nus et enchaîné. Dame Marjolaine qui est persuadée de son innocence s’efforce de l’assister de son mieux.

-    Pourquoi? Elle aime cet homme?

Le regard d’Odon pesa un univers de mépris en se posant sur le baron.

-    Je vous parle d’une sainte! Que venez-vous me parler d'amours humaines? A présent j'en ai assez dit. Allez prier au tombeau, baron, et puis retournez chez vous. Nous sommes les errants de Dieu. Vous êtes un homme avide de jouissances terrestres comme je l'ai été moi-même jadis. Un monde nous sépare.

Et, cette fois, tournant résolument le dos à Fresnoy, Odon de Lusigny entra dans l'hôtellerie.

En se dirigeant vers la grande salle où les dames hospitalières logeaient les femmes. Marjolaine passa devant la salle des hommes et s'arrêta, attirée par les éclats de voix qui s'en échappaient car elle avait cru reconnaître la voix aigre du frère Fulgence. Passant alors la tête par la porte entrouverte, elle découvrit la double enfilade d'alcôves fermées par des rideaux verts, vit que celle d’Ausbert Ancelin était ouverte et que le malheureux était le centre inconscient d'une véritable bataille qui mettait aux prises son geôlier et dame Léonarde, la supérieure des hospitalières.

-    Cet homme n'est pas là pour se prélasser dans un lit, hurlait le frère, mais pour subir la pénitence d'un crime et apprendre si Dieu entend le laisser en vie. J'exige donc qu'il se lève à l'instant et vienne avec moi faire dévotion au tombeau du saint!

-    Et moi je m'y oppose! Se lever quand il n'a même pas sa conscience? Ce malheureux est peut-être mort plus qu'à moitié. Croyez-vous que notre grand saint Martin serait heureux de le voir expirer auprès de son tombeau? Il brûle de fièvre et ne peut poser pied à terre sans de grandes douleurs.