La nuit, grâce à un beau clair de lune, était presque aussi lumineuse que le petit jour. Elle était fraîche aussi et Marjolaine respira son parfum d'herbe neuve avec délices. Sous la galerie, des gens dormaient roulés dans des manteaux, des peaux de chèvre ou des couvertures car l’auberge était bondée. La jeune femme fit quelques pas hors de l'ombre du balcon, en direction du gros arbre qui, au milieu de la cour, abritait les chevaux et les mules qui n’avaient pas trouvé place dans l’écurie. Les siennes faisaient partie du lot et elle évita soigneusement Colin qui dormait auprès d’elles. Elle avait remarqué, en arrivant, un banc formé de trois grosses pierres où elle voulait s’asseoir un peu. Elle alla s’y installer.
Ce fut alors que, de l’ombre épaisse de l’arbre, une forme se détacha et s’approcha, étirant soudain une grande ombre sur le lac de lumière que formait la cour sous la lune. Mais cette apparition soudaine n’arracha même pas un tressaillement à Marjolaine. C’était comme si quelque chose en elle s'attendait à une rencontre.
- Comment avez-vous deviné que je désirais tellement vous voir venir ici? murmura Hughes d'une voix basse. Est-ce parce que vous avez senti que je vous appelais de toutes mes forces?
Elle leva sur lui un regard surpris.
- Je ne souhaite pas me montrer impolie, sire baron, mais ce n’est pas vous que je cherchais. Simplement un peu d’air pur car on étouffe dans l'étroite chambre où nous devons dormir à quatre.
- Quelle que soit la raison qui vous a conduite, je la bénis puisque vous êtes là.
Sous le fragile rempart du voile blanc, il l’entendit rire.
- Cela fait-il une différence?
- Une très grande différence! Ce n’était qu'une nuit de lune comme toutes les autres, une de ces nuits où l’on aime demeurer plus longtemps dehors, simplement parce que la lumière est belle. Votre présence en fait quelque chose de merveilleux. Vous changez toutes choses autour de vous.
- Seriez-vous poète? Vous n’en avez pas l’air et je ne l’aurais jamais cru.
- Moi non plus. Sans doute est-ce l’une de ces choses que vous avez changées pour moi, comme tout le reste de ma vie d’ailleurs.
- Moi? J’ai changé votre vie?
- Et qui d’autre? J’étais venu à Tours pour accomplir une pénitence imposée par mon évêque. Cette corvée terminée, j’allais rentrer chez moi au plus vite. Et puis, près du tombeau, je vous ai vue, j’ai rencontré vos yeux, les plus beaux yeux qu’il m’ait jamais été donné de contempler. Alors, tout a basculé autour de moi, en moi, et au lieu de regagner mon château en Vermandois, me voilà en route vers le bout de la terre en compagnie d’une bande de pèlerins inconnus.
- Le bout de la terre? Est-ce que vous n’exagérez pas un peu? Nous n’allons pas à Jérusalem.
- Vous pourriez aussi bien y aller sans que je renonce. Par le bout de la terre, j’entendais aussi loin qu’il vous plairait de me mener car je ne désire vraiment qu’une chose : c’est vous suivre et être auprès de vous.
Cette fois, Marjolaine ouvrit de grands yeux. Pourtant, elle n’eut pas envie de rire. Cet homme parlait comme du fond d'un rêve. C’était à la fois étrange et captivant, mais elle refusa l’enchantement.
- Etes-vous bien certain d’être dans votre bon sens, sire baron? Vos paroles me semblent folles. On ne tourne pas le dos à sa vie habituelle pour suivre une parfaite inconnue.
Hughes sourit et, une fois de plus, la jeune femme fut bien obligée de constater que son sourire avait un bien grand charme.
- Mais vous n’êtes pas pour moi une inconnue. Il me semble au contraire que je vous ai toujours connue, toujours attendue.
- Quelle folie! Qu’attendez-vous donc de moi?
Il secoua ses puissantes épaules, hocha la tête et eut un drôle de sourire en coin.
- Je n’en sais rien. Mais, ce que je sais, c’est que la seule idée de ne plus vous voir m’est devenue insupportable. Alors, au lieu d’aller chez moi, je vais là où vous allez. C’est aussi simple que cela.
Il y eut un silence. Seuls, les bruits que la nuit éveille sur la campagne endormie prirent possession de l’espace. Marjolaine écoutait en elle l’écho des paroles de son compagnon. Des paroles si étranges et si douces qu’elle dut faire effort pour échapper à leur charme.
- Il ne faut pas, dit-elle enfin, il ne faut pas me suivre. Il n’est pas trop tard pour renoncer. Rentrez chez vous comme vous l’aviez décidé.
- C’est impossible. Je n’en ai plus l’envie. Rien ne m’y attire d’ailleurs.
- Comment vous croire? Etes-vous donc seigneur d’une terre déserte, d’un château vide? N’avez-vous pas une châtellenie que votre absence laisse exposée au danger?
- Mon frère Gerbert y veille et aussi dame Ersende, sa jeune femme. Avec eux, la châtellenie n’a rien à craindre.
- Vous pourriez avoir aussi une fiancée? N’y a-t-il pas là-bas quelque belle dame en peine de vous?
- Non, aucune dame. Même ma femme a quitté Fresnoy.
Le mot tomba droit sur Marjolaine, cent fois plus écrasant que la pierre dont elle avait failli être victime. Sa gorge s’étrangla, lui refusant l'usage de la parole pendant d’interminables secondes, puis se libéra brusquement et elle s’entendit crier :
- Vous êtes marié?
- Oui, mais plus pour longtemps je crois, et bientôt ne le serai plus.
- Quand on est marié, on reste marié. Ainsi le veut la loi du Seigneur. (Elle s’était levée et, possédée de la plus violente colère qu’elle n’eût jamais éprouvée, elle se dressait en face de lui comme un petit coq furieux.) Rentrez chez vous, baron, et vite! Que venez-vous chercher auprès de moi avec vos paroles mielleuses? Que venez-vous faire au milieu de ces gens à la recherche de leur salut? Marié! En vérité, vous êtes marié et vous prétendez me suivre? Mais quelle honte! Allez-vous-en! Que je ne vous voie plus jamais!
Elle voulut fuir, mais il la retint de force.
- Vous ne comprenez pas. Ma femme et moi sommes séparés, mais nous l’avons toujours été. Nous n’avons pas d’enfants et notre mariage sera cassé de par sa volonté à elle. Cela me chagrinait un peu, mais à présent cela n’a plus d’importance puisque je vous aime, moi qui n’ai jamais aimé personne!
- Vous m’aimez? Vraiment?
D’un geste plein de rage, elle arracha le voile qui couvrait son visage et en tourna le côté abîmé vers la lumière pour que le baron le vît mieux.
- Regardez-moi! Et osez dire encore que vous m’aimez!
Hughes avait trop contemplé de blessures, reçues en tournois ou au cours de coups de main, pour s’émouvoir de ce qu’il voyait : une large cicatrice en forme d’étoile irrégulière qui tiraillait la joue, remontait un coin de la bouche et étirait un peu l’une des narines. Le travail de Sanche le Navarrais était parfait et la peau plissait aussi naturellement que s’il se fût agi d’une véritable trace de brûlure, mais Hughes n’éprouva aucune horreur, pas même le mouvement de recul que Marjolaine avait escompté avec un amer désespoir. Rien qu’une immense pitié... et aussi la satisfaction de constater que le côté intact du visage était bien joli.
- C’est vous, m’a-t-on dit, qui avez fait cela? fit-il calmement.
- Oui, c’est moi. Moi-même, pour échapper à l’ignoble amour d’un misérable. Alors, qu'en dites-vous, baron? ironisa-t-elle amèrement, avez-vous encore envie de me suivre « jusqu'au bout de la terre »?
Hughes leva la main. D’un doigt plein de douceur, il voulut caresser la cicatrice, mais Marjolaine l’en empêcha en s’écartant brusquement. Il entendit sa respiration plus courte, plus pressée et devina, ou crut deviner, ce qu’elle souffrait.