- Mon pauvre amour, dit-il avec une tendresse dont il ne se serait jamais cru capable, je crois que je vous aime encore plus à présent que je sais la vérité. Et vous venez de me donner une raison nouvelle d’aller à Compostelle, une raison que vous ne pouvez refuser.
- Laquelle?
- Je prierai Mgr saint Jacques de vous guérir. Il le peut, ayant toute puissance, et je prierai tant qu’il faudra bien qu’il m’écoute.
Il fit un geste pour attirer la jeune femme à lui, mais elle le repoussa rudement. Éclatant brusquement en sanglots, elle s’écria :
- Laissez-moi! Je vous déteste! Oh, comme je vous déteste! Vous n’avez pas le droit de vous en prendre à mon âme. Allez-vous-en. Je ne veux plus jamais vous voir, plus jamais.
Courant comme si elle était poursuivie par l’enfer tout entier, elle s'enfuit, aveuglée par les larmes, pour rejoindre l’étouffante chambrette qui lui paraissait à présent le plus proche et le plus sûr refuge.
Vers la fin de la nuit, des nuages venus de la mer apportèrent la pluie et quand vint, pour les errants de Dieu, le moment de reprendre la route, une bruine fine et pénétrante noyait le paysage, arrachant quelques soupirs, voire quelques grognements, à ceux qui partaient. C’était une chose que marcher sur une bonne route par temps frais et soleil nouveau, et une autre que courber le dos interminablement contre l’averse en s’efforçant de conserver le plus de chaleur intérieure possible.
Marjolaine qui n'avait pas fermé l'œil de la nuit offrait une mine défaite et paraissait si lasse que Colin, persuadé qu'elle allait le rabrouer, alla trouver Odon de Lusigny pour lui demander d'ordonner à la jeune femme de prendre place sur une mule, au moins pour l'étape de ce jour. Or, à sa grande surprise, celle-ci accepta sans élever la moindre protestation. Elle avait, en effet, l'impression qu’elle ne pourrait pas faire cent pas sans s’effondrer car le poids de sa nuit sans sommeil s'ajoutait à celui de sa longue journée de marche. Et, docilement, elle se laissa mener vers sa mule, à la grande joie d'Aveline que, dès lors, plus rien n’obligeait à cheminer à pied. Et qui espérait bien reprendre, avec Bertrand, le début de romance auquel avait préludé un grand échange de regards et de sourires.
Tout en rejoignant les montures, Marjolaine ne pouvait se défendre d’une certaine inquiétude. Elle se demandait si Hughes de Fresnoy allait, oui ou non, renoncer à la poursuivre tout au long du voyage comme il l'avait annoncé. Il semblait un homme obstiné, mais son orgueil pouvait s'offenser des paroles violentes qu'elle lui avait jetées au visage. Elle se sentait pleine d’incertitude et ne savait plus trop si elle craignait davantage de le rencontrer que de ne plus le voir. La haute silhouette et le terrible regard vert n'avaient que trop tendance à la hanter.
Or, à peine fut-elle hors de l'auberge qu’elle le vit venir droit sur elle. Il était pâle et peut-être n’avait-il pas dormi beaucoup, lui non plus.
- Vous voilà, dit-elle, tandis qu’il la saluait avec une courtoisie un peu raide. Venez-vous me dire adieu?
- Pas encore. Pardonnez-moi, gracieuse dame, mais il y a une question que je souhaite vous poser avant de décider de ce que je dois faire.
- Que voulez-vous savoir?
Il hésita un instant comme s’il craignait les mots qui allaient suivre. Puis, désignant Ausbert Ancelin que le moine Irlandais aidait à marcher jusqu’à la mule :
- Cet homme auquel vous montrez tant d’intérêt, me direz-vous ce qu'il est pour vous?
- Je ne comprends pas le sens de votre question.
- Elle est simple pourtant, mais je vais la répéter sous une autre forme : est-ce que vous l’aimez?
Sous le regard angoissé du jeune homme, Marjolaine se sentit soudain mal à l’aise. Il y avait, dans ces yeux-là, trop de choses qu’elle refusait de voir, bien qu'elle en mourût d’envie. Et puis la question était vraiment directe et elle tenta de l'éluder, mais elle était trop lasse pour être adroite.
- En quoi mes sentiments peuvent-ils vous intéresser?
- Faut-il vraiment vous l'expliquer? C’est simple, dame, si votre cœur appartient à cet homme, cela voudra dire que je n’ai plus rien à espérer.
- De toute façon, vous ne pouviez rien espérer puisque vous êtes marié.
Il chassa l’objection d’un geste agacé qui traduisait bien le peu d’importance qu’avait à présent Hermelinde à ses yeux.
- Oubliez cela et répondez-moi. Si vous aimez cet homme je retournerai chez moi comme vous me l’ordonniez cette nuit. Je vous en prie, dites-moi la vérité, l’aimez-vous?
Quelle était donc facile à dire, cette vérité! C'était si simple de dire qu’Ausbert, victime pitoyable des machinations d’Etienne Grimaud, ne lui inspirait que compassion et simple amitié. Mais, instinctivement, Hughes avait tendu les mains vers elle en un geste inconscient de prière; sur l’une de ces mains brillait l'anneau d'or du mariage, et le cœur de la jeune femme se serra. Cet homme était à une autre et il fallait se garder de lui. Avec tout son charme il n'était qu'une séduisante image du péché. D’un péché d’autant plus grave qu'il prétendait ouvrir son abîme fleuri tout au long du rude chemin de la rédemption. Accepter de continuer avec lui jusqu'à Compostelle, c’était la damnation assurée puisque apparemment la vue d’un visage abîmé n’avait pas réussi à le décourager. Et combien de temps, elle-même, réussirait-elle à maîtriser l’élan étrange qui la poussait vers cet homme? Toute la nuit, elle avait entendu cette voix chaude lui murmurer : « Mon pauvre amour, je crois que je vous aime encore plus à présent que je sais la vérité. »
C’était trop doux, trop tentant pour son cœur solitaire. Elle comprit qu’elle avait envie d’entendre encore ces paroles, et même d’entendre d’autres mots semblables. Et que le péril était sérieux. Alors, elle choisit le pieux mensonge.
- Oui, souffla-t-elle, je l’aime.
Elle n’osa pas lever les yeux sur Hughes, mais elle vit que ses mains se crispaient et elle l’entendit respirer plus lourdement.
- Vous l’aimez? répéta-t-il comme s’il ne parvenait pas à y croire. En êtes-vous certaine? Vous êtes si jeune.
Elle haussa les épaules avec lassitude.
- Si je ne l’aimais, pourquoi serais-je partie pour ce long et périlleux voyage? N’est-ce pas là véritable preuve d’amour?
Il y eut un moment de silence qui parut à Marjolaine durer un siècle. Elle ferma les yeux, craignant de ne plus parvenir à se maîtriser mais, au moment où peut-être elle allait se démentir, crier la vérité, elle entendit la voix d’Hughes, devenue soudain froide et lointaine :
- Pardonnez-moi, dame. Je ne vous importunerai plus. Adieu!
Les yeux soudain pleins de larmes, elle le vit rejoindre son écuyer qui l’attendait un peu plus loin, tenant en main leurs deux chevaux. Il sauta en selle, tourna la tête de son cheval vers le nord et, les épaules basses, disparut derrière un bouquet d'arbres dans le brouillard humide de ce triste matin. Seul, Bertrand se retourna et fit un geste de la main. Alors, derrière elle, Marjolaine entendit quelqu’un éclater en sanglots et vit que c’était Aveline.
Bénigne Prêt-à-bien-faire, passant du Saint Devoir
Lorsqu’ils la virent apparaître, érigée sur le ciel au soir d'une longue marche, les pèlerins crurent que Poitiers était quelque cité céleste. Dressée sur son promontoire vert au milieu des eaux claires du Clain et de la Boivre qui l’encerclaient, la ville blanche, éclairée par le couchant d’un soleil qui s’était décidé à paraître en fin d'après-midi, ressemblait à une île miraculeuse portée à la fois par les eaux et par les nuages. Ce fut tout juste s’ils ne s'agenouillèrent pas à sa vue et Bran Maelduin, plein d’admiration, demanda si ce n'était pas là l'île d'Avalon dont rêvaient les bardes de son pays. Et ce fut d'un pas ragaillardi qu'ils attaquèrent la dure rampe qui menait aux remparts.