L'homme eut un large sourire qui découvrit toute une collection de dents gâtées dont certaines étaient franchement noires.
- Avec notre aide. C'est nous qui avons changé la direction du poteau de ces braves moines. Mais en voilà assez!
A cet instant, un homme surgit de derrière ses peaux de loup crasseuses et Lusigny reconnut, non sans dégoût, Mathieu d'Oigny.
- Un moment! sire Loup, dit-il. Songe à ta promesse. C'est moi qui t'ai renseigné. Fais-moi à présent rendre ma nièce.
Le gémissement de Pernette lui coupa la parole :
- Oh non! Non, par pitié!
Marjolaine, à laquelle la petite se cramponnait, sentit soudain que son bras se libérait. Terrassée par la peur, Pernette venait de glisser à terre, évanouie.
Loup, puisque apparemment c’était son nom, haussa ses formidables épaules.
- Plus tard, les épanchements. Tu n'auras qu'à la chercher toi-même. Alors, les pèlerins, êtes-vous disposés à nous remettre tout ce que vous avez sur vous?
Calmement, Odon de Lusigny rejeta son manteau et la longue robe brune qu’il portait en dessous pour apparaître vêtu de la blanche cotte à croix rouge portée sur un justaucorps et des chausses de cuir. L'apparition de cette croix déjà célèbre fit froncer les sourcils de Loup.
- Un templier? Que fais-tu sous cet habit de pèlerin? Et où est ton frère? On dit que vous devez aller toujours par deux.
- La règle n’interdit pas que l'on se sépare quand il s’agit d'aller, pour le pardon d'une faute, faire dévotion au tombeau d'un grand saint. Mais nous ne sommes pas là pour discuter notre règle. Ces bonnes gens me sont confiés et, si tu prétends les dépouiller du peu qu'ils ont, il te faudra d'abord me tuer. Et ce ne sera pas si facile.
Tout en parlant, le chevalier avait dégainé la longue épée à deux tranchants qu'il portait à sa ceinture avec un couteau.
- On va toujours essayer! Holà, vous autres! Sus au troupeau et pas de quartier.
Au milieu du groupe des pèlerins avec les autres femmes. Marjolaine ferma les yeux, entamant une prière tout en s’efforçant de protéger Pernette que nul n'avait songé à relever. L'enfer se déchaîna autour d'elles. Contre la troupe de Loup, les pèlerins qu'avaient rejoints ceux de la litière se battaient comme ils le pouvaient, sachant bien que leur vie était en jeu. Même les marchands et le jeune Anglais geignard faisaient preuve d'un courage inattendu. Tous avaient des armes, cachées sous leurs robes quasi monacales et, apparemment, savaient s’en servir. Mais l’avantage du nombre n’était pas pour eux, car, parmi leurs compagnons, certains, comme frère Fulgence et Léon Mallet, étaient des couards de la plus belle eau.
Ce n’était pas le cas d’Ausbert Ancelin. Il avait noué ses deux mains et, se servant de sa chaîne comme d’un fléau d’armes, il abattait de la bonne besogne et s’attira ainsi les compliments enthousiastes de Nicolas. Cette image fut la dernière qu’il fut donné à Marjolaine de contempler. Assommée par un coup violent qui lui fut assené par-derrière, elle s’abattit, sans connaissance, auprès de Pernette, cependant qu’une voix lui parvenait de très loin, une voix qui criait son nom pardessus le vacarme :
- Marjolaine! Où êtes-vous, Marjolaine?
Elle rouvrit les yeux dans un endroit qui lui parut être l’antichambre de l’enfer. Il y faisait sombre en dépit des lueurs que jetaient ici et là des bouquets de flammes et une sorte de démon au visage sanglant se penchait sur elle. Mais ce devait être tout de même un assez bon diable car il lui faisait boire de l’eau fraîche. Un autre, dont elle ne distinguait rien, qui devait être tout noir, et animé d’intentions beaucoup moins bonnes, s’efforçait d’ouvrir sa robe et palpait son épaule qui lui faisait très mal.
- Elle revient à elle, souffla le démon rouge d’une voix qui fit ouvrir instantanément en grand les yeux de la jeune femme.
- Comment? C’est encore vous? murmura-t-elle avec stupeur car, au milieu de ce masque taché de sang, elle venait de voir briller deux yeux d’une certaine couleur verte dont elle ne parviendrait jamais à oublier la nuance. Du coup, elle put voir briller également les dents blanches du personnage.
- C’est encore moi! dit gaiement Hughes de Fresnoy. Moi qui n’ai pas pu me résigner à vous laisser aller sans défense aux hasards de la route et qui vous suis de loin depuis Sainte-Catherine.
- Seigneur! Mais pourquoi?
- Je viens de vous le dire : je n'étais pas tranquille. Et vous devriez me remercier car, sans la bonne besogne que nous avons abattue, Bertrand et moi, vous ne seriez plus beaucoup à respirer l'air du bon Dieu à l'heure qu’il est!
- Plus être beaucoup tout de même! grogna le démon noir qui n’était autre que Bran Maelduin à cause de la boue qui couvrait sa figure. S’il vous plaît, ajouta-t-il avec impatience, en continuant à tirailler la robe, je vouloir regarder le blessure de jeune dame. Appeler fille servante pour enlever la robe.
- Quelle blessure? fit Marjolaine qui, mal remise de sa surprise, ne se rendait absolument pas compte qu'elle dévorait Hughes des yeux. J’ai seulement un peu mal à la tête.
- Votre robe est pleine de sang. Vous avez été assommée si j’en crois la bosse que vous avez là, fit Hughes en appuyant sur l'endroit indiqué, arrachant un long gémissement à la jeune femme, et par-dessus le marché on vous a poignardée dans le dos. Mais, grâce à Dieu, c’est près de l’épaule que votre robe est déchirée. Ce ne sera rien, j’espère.
Il s’efforçait de parler avec légèreté pour mieux masquer l’angoisse affreuse qui s’était emparée de lui quand, le combat terminé, il avait appelé, puis cherché Marjolaine, pour la découvrir finalement parmi les morts. Il l’avait emportée inconsciente et couchée sur de la paille dans la grange qui n’avait brûlé qu’en partie grâce à la pluie violente du matin.
Il chercha Aveline des yeux, la vit un peu plus loin qui, assise par terre, prodiguait des soins attentifs à Bertrand, blessé au bras, et l’appela un peu rudement.
- Venez un peu vous occuper de votre maîtresse, la fille! Mon écuyer est capable de se soigner tout seul.
Puis il se pencha de nouveau vers Marjolaine, hésitant à essuyer la boue qui maculait son visage et rendait plus sinistre encore la grande cicatrice.
- Il faudrait laver cela, dit-il.
- Je faire après! riposta Bran Maelduin. Je pas aimer le sang, elle couler. Saleté pas dangereuse, sang oui.
Confuse d'avoir manqué à ses devoirs. Aveline joignait à présent ses efforts à ceux du moine pour mettre à nu l’épaule de Marjolaine. Celle-ci leva les yeux sur Fresnoy.
- Par grâce, sire baron, veuillez vous éloigner. Il ne convient pas que l'on me déshabille devant vous.
Hughes allait répliquer qu'il voulait seulement s'assurer du degré de gravité de la blessure quand Nicolas Troussel, sale à faire peur et couvert de sang lui aussi, apparut soudain dans la lumière de la lanterne que Bran Maelduin venait d'allumer.
- Messire de Lusigny vous réclame, sire Hughes, dit-il d'une voix chargée de tristesse. Venez vite! J'ai peur qu'il n'en ait plus pour longtemps.
- Il est blessé? demanda Marjolaine.
- Vous voulez dire qu'il est presque mort. Allons, messire! Il faut faire vite.
A quelques pas de l’endroit où Marjolaine était étendue, le templier gisait à même la terre battue de la grange, soutenu par Bénigne dont les yeux étaient lourds de larmes contenues. Avec un bouillonnement sinistre, le sang s'échappait, à chaque respiration, d'une blessure à la poitrine et achevait de teindre en rouge la blanche tunique. Ses yeux étaient clos, mais il les ouvrit à l'approche des deux hommes. Hughes, aussitôt. s'agenouilla auprès du grand corps foudroyé.