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Fresnoy regarda curieusement l’homme enchaîné.

-    Et tu ne lui en veux pas de ce qu’il t’a fait endurer? Il avait tellement envie de retourner à Saint-Denis qu’il faisait tous ses efforts pour que tu meures le plus vite possible.

-    Ce n’était pas tout à fait sa faute. Je viens seulement de le comprendre.

-    Comprendre ça? Eh bien, mon ami, je commence moi à me demander si tu n’es pas du bois dont on fait les saints.

-    Ne dites pas ça! Je n’ai pas tué maître Foletier, mais j'aurais pu le faire car j’étais jaloux de ma femme. Seulement, je l’aimais et je ne voulais pas croire qu’elle me trompait. J'avais peur de la perdre. Alors, ne dites pas que je pourrais être un saint. Je suis seulement un pauvre homme un peu lâche.

-    Lâche? Après t’être battu comme tu l’as fait? D’ailleurs je vais te faire déferrer. Viens ici, bûcheron! Tu dois bien être capable d’ôter ces chaînes.

L’homme s'approcha pour examiner les fers, mais Ausbert le repoussa.

-    Le frère est devenu fou, mais je suis toujours condamné! Je garderai mes chaînes. J'en ai fait bon usage, je crois.

-    Mais tu ferais encore meilleur usage d'une épée ou d’une hache. Nous ne sommes plus que le tiers de ce que nous étions et j'ai besoin d’hommes solides.

-    Je suis solide et je dois subir le jugement de Dieu. Déjà je n’ai reçu que trop de secours.

Marjolaine, qui était sortie avec les autres pour la dernière prière et qui, un peu pâle mais debout, s'approchait des deux hommes, choisit d'intervenir.

-    Nous savons tous que vous êtes innocent, mon ami. Et Dieu le sait qui a permis que nous vous aidions un peu. Vous n’avez aucune pénitence à subir. Et nous avons tant besoin d'aide à présent.

Ausbert eut pour elle un sourire tellement lumineux, tellement extasié, qu'Hughes sentit la jalousie lui mordre de nouveau le cœur.

-    Dame, dit l'homme enchaîné, je vous dois beaucoup. Je voudrais vous faire plaisir, mais il me semble que profiter du malheur de ce pauvre moine pour me libérer de ma charge, ce serait mal et Dieu ne serait pas satisfait. C'est à lui de juger. Pas à moi.

-    Le malheur de ce pauvre moine! ricana Hughes. Il a l’air, pour l’instant, cent fois plus heureux que nous tous. Fais comme tu veux, l’ami, mais je le répète, j’ai besoin de bras. Ta chaîne n’est qu’une mauvaise arme, même si tu en as fait bon usage. Pense un peu aux autres. Certains sont totalement incapables de se défendre.

-    Je vous en prie, cher Ausbert, murmura Marjolaine, écoutez le chevalier. Messire Odon l’a investi de toute sa puissance et de toute sa charge aussi. Il faut l’aider.

Ausbert hésita un instant. Marjolaine avait pris l’une de ses mains et il regardait, avec une sorte d'horreur, ces jolis doigts fins reposant sur le fer grossier.

-    En ce cas, je veux bien que l’on m’enlève la chaîne de mes mains. Ainsi, je pourrai porter une arme. Mais je garderai les fers de mes jambes.

Hughes eut un soupir agacé.

-    Soit! Bûcheron, enlève cette chaîne. Au fait, comment t’appelles-tu?

-    On me dit Guegan, mais tu peux m’appeler comme tu veux!

-    Ça ira comme ça, grogna Hughes qui tourna les talons, incapable de voir plus longtemps la main de Marjolaine posée sur le bras d’Ausbert Ancelin.

Les bateliers du gave

-    Adieu, dit Bénigne. Et que Dieu vous garde, sire baron. Vous n'aurez pas la tâche facile.

-    Vous non plus, dit Hughes. Vous n'êtes plus que quatre hommes pour défendre la litière.

Le charpentier sourit.

-    N'oubliez pas sire Odon! Un mort que l'on porte en terre est d'une grande puissance sur les esprits...

L'heure était venue de la séparation. Grâce à Guegan, on avait atteint Aulnay-de-Saintonge sans autre incident après une nuit passée dans l'antique église, alors abandonnée, du prieuré de Saint-Mandé. La pluie avait cessé, mais demeuraient les brouillards matinaux d'où surgissaient les échafaudages et les pierres nouvellement posées d'une église en construction. Là, c'étaient des moines qui s’activaient pour offrir à Aulnay ce qui allait être une nouvelle merveille de l'art roman.

A la croisée des chemins, la poignée de pèlerins échappée au coupe-gorge attendait, assise sur les talus.

Pernette, la tête cachée contre l'épaule de Marjolaine, pleurait sans retenue. Elle allait devoir continuer le chemin sans son Pierre, ainsi que l'avait prescrit le templier car, si l’on avait bien retrouvé, parmi les cadavres, celui de Guy d’Oigny, son dérisoire fiancé, celui du père était demeuré introuvable. On ne savait où était passé Mathieu. Peut-être se cachait-il sur les pas des pèlerins, guettant, attendant une autre occasion d'attaquer de nouveau. La mort de son fils ne pouvait le rendre que plus haineux et, puisque à présent seule la mort de Pernette pouvait lui assurer la possession de ses biens, il ferait vraisemblablement tout pour parvenir à tuer la jeune femme. Il était impossible de faire peser ce danger supplémentaire sur la litière et sa faible escorte. Mais il était bien dur pour la pauvre enfant de ne pouvoir, à cet instant de la séparation, pleurer tout à son aise dans les bras de Pierre par crainte d'être vue de l'invisible Mathieu. Leurs adieux avaient eu lieu toutes portes closes dans la chapelle de Saint-Mandé.

Avant de s'éloigner, Bénigne dit encore, sans essayer de dissimuler son inquiétude :

-    Sire Odon avait déjà accompli trois fois ce voyage au tombeau de l'apôtre. Mais vous, seigneur Hughes, saurez-vous trouver le bon chemin?

-    J'ai une langue, l'ami, je me renseignerai. Tous ceux qui vont là-bas n'ont pas toujours pour guide quelqu’un ayant déjà fait la route. Chaque soir, à chaque étape, je préparerai celle du lendemain, comme je l’ai toujours fait lors d’expéditions guerrières. Je suppose qu’il est possible de trouver des guides.

-    Ne vous y fiez pas trop. Le mauvais guide qui vous mènera droit dans un traquenard est plus facile à trouver que le bon.

Hughes eut un large sourire qui fit briller ses dents de loup.

-    Il s'apercevra alors que je ne suis pas un pèlerin tout à fait comme les autres. Moi, je ne vais pas en Galice pour y accomplir un vœu, mais uniquement parce que sire Odon m'a confié son troupeau, et j’emploierai tous les moyens, tant que j’aurai la vie, pour remplir ma mission. Tous les moyens, vous entendez? Et d’abord celui-ci, ajouta-t-il en montrant la large épée qui pendait à sa ceinture. Pour l'instant, d'ailleurs, je n'ai pas à me soucier du chemin. Guegan, que voici, nous conduira jusqu'aux Saintes.

-    Je t'accompagnerai plus loin encore si tu veux de moi, dit le sombre bûcheron. Ma vie est derrière moi, sire chevalier. Plus rien ne m'attache à cette foret qui était tout mon horizon. A présent je peux aussi bien aller mourir là où il plaira à Dieu de me conduire. Si tu nous nourris, moi et mes chiens, nous te servirons bien.

Hughes accepta sans hésiter et même avec un certain soulagement. La force de l'homme et les crocs de ses bêtes représentaient une aide appréciable contre les dangers du chemin, même si les ombres de son âme désespérée en faisaient un assez sombre compagnon.

-    Vous voyez, ajouta-t-il en se retournant vers Bénigne, le Seigneur Dieu prend déjà soin de nous. Allez en paix. Bientôt, j'espère, je vous rapporterai ce que l'on m'a demandé.

Bénigne sourit, salua et s'en alla prendre la tête de sa petite troupe. La litière et son funèbre fardeau s'engagèrent dans le chemin de droite, celui qui s'en allait vers la mer. La haute silhouette du charpentier que doublait celle de Pierre disparut à la corne d'un bois.