- Ils n’ont pas trop bonne mine, dit Colin.
Bertrand haussa les épaules.
- Ils ne sont que deux et nous sommes une troupe suffisante. Espérons seulement qu’ils parlent un langage de chrétiens.
Depuis Bordeaux, en effet, on avait quelques difficultés à se faire comprendre. Mais ces deux-là devaient être habitués à voir passer du monde car ils répondirent fort clairement à la question d’Hughes. Bien sûr, il y avait un moyen de passer cette eau. Cela se faisait habituellement en barque, la corde n’étant là que pour la maintenir en ligne à cause de la crue.
- Je ne vois pas de barque, dit Hughes.
- On ne la laisse pas voir, dit l’un des hommes. Sans ça, on nous la volerait. On ira la chercher si on fait affaire.
- Affaire? Qu’est-ce que ça veut dire?
- Qu’il fait bien mauvais temps, qu’il n’y a qu’une barque et qu’il va falloir faire plusieurs voyages pour passer tout ce monde. Ça vous coûtera une pièce de monnaie par personne et quatre par cheval.
- Voleur!
Indigné, Bertrand allait sauter à la gorge du bonhomme, mais Hughes le retint.
- Tu es trop gourmand, l’ami! Nous ne sommes que des pèlerins en route pour Compostelle.
- Ça se peut. Vous, en tout cas, vous ne ressemblez guère à un pèlerin. Vous auriez plutôt l’air d’un seigneur.
- Cc que je suis ne te regarde pas. Veux-tu, oui ou non, aller chercher ta barque?
- C’est selon! Voulez-vous oui ou non payer?
- Et si je t’étripais, siffla Fresnoy entre ses dents, tout en posant la main sur la garde de son épée.
- Ça ne vous donnerait pas pour autant le moyen de passer l’eau.
- Ton compagnon serait peut-être plus conciliant?
- Ça m’étonnerait. C’est mon frère, mais il est sourd et muet. Le seigneur d’Aspremont le trouvait trop bavard; il lui a coupé la langue et, pendant qu’il y était, il lui a aussi coupé les oreilles. Alors vous traitez avec moi ou pas du tout. Maintenant, ajouta-t-il en se relevant et en secouant ses guenilles où s’attachaient des brins d’herbes, si le cœur vous en dit vous pouvez toujours essayer de passer en vous tenant à la corde, comme celui que vous voyez là-bas, ajouta-t-il en désignant de l’autre côté de l’eau une grosse tache noire prise dans les herbes un peu en aval. Ça irait peut-être pour vos hommes et vous qui êtes jeunes et solides. Mais les dames...
Marjolaine et ses deux compagnons étaient, en effet, descendues rejoindre Hughes, et l’homme les considérait avec un sourire narquois.
- Il y en a parmi nous qui n’ont presque plus d’argent, plaida Pernette. Ne nous ferez-vous pas charité, brave homme? La route est encore longue et il y aura sûrement encore des rivières.
La mince figure brune de l’homme s’étira en un mauvais sourire.
- Pourquoi donc qu’on vous laisserait l’argent pour les autres? Vous vous arrangerez avec eux quand il sera temps. D’ailleurs, pour une jolie fille comme vous, ça ne devrait pas être bien difficile.
- Nous avons assez discuté, sire Hughes, coupa Marjolaine. Je paierai pour ceux qui n'ont pas assez. Il faut passer car il se fait tard, et d’après l’homme qui nous a conduits jusqu’ici, il y a encore une demi-lieue pour atteindre l’abbaye Saint-Jean-de-Sorde où nous devons faire étape.
- Je vais payer, moi, dit Hughes. Mais l’abbé entendra parler de toi ce soir, l’ami!
L'homme eut un rire qui laissa voir d’éclatantes dents blanches.
- Ça m'étonnerait. Il est mort y a deux jours. Les moines ont assez à faire à se chamailler pour la succession. Allez, faites voir votre monnaie et on va chercher la barque.
Fresnoy laissa tomber quelques pièces dans la main crasseuse. L'homme, alors, alla secouer son frère qui n’avait pas bougé un doigt durant la discussion et tous deux descendirent jusqu'au niveau de l'eau, puis disparurent un instant de la vue des pèlerins. Quand ils revinrent, ceux-ci purent constater que la barque en question était tout juste un gros tronc d'arbre grossièrement équarri et qui ne pouvait guère prendre plus de cinq personnes en sus du batelier.
- C'est ça ta barque? gronda Guegan dont les chiens flairaient les chausses déguenillées de l'homme en grognant. Comment veux-tu qu'on mette un cheval là-dessus?
- J'ai jamais dit que je passerais les chevaux. Les quatre pièces ça donne seulement droit au propriétaire de les tenir en bride depuis la barque. Ça nage très bien un cheval. Quant à tes chiens, retiens-les! Sinon, je refuse de te passer. Eux aussi, faudra qu’ils nagent.
- En voilà assez! cria Hughes. Nous allons commencer à passer. Dame Marjolaine, dame Pernette, Aveline, Bertrand et Colin, vous embarquez. Après, tous les autres passeront cinq par cinq. Moi, je passerai le dernier. Bertrand, tu assureras l’arrivée sur l’autre rive.
- A ce train-là on n’en finira jamais! grogna le batelier. La barque peut en tenir deux de plus! C’est ça ou je pars pas! Tiens, ces deux-là! ajouta-t-il en empoignant Modestine et Léon Mallet qui se mirent à glapir.
Colin et Bertrand s'installèrent à l’arrière du bateau pour guider la nage des mules et du cheval de l’écuyer. Puis l’homme empoigna une longue rame qui reposait au fond et, tandis que son frère saisissait la corde, détacha l'embarcation de la rive. Mais il fut tout de suite évident qu’elle était trop chargée ainsi que l'avait craint Hughes. Les bords de bois rugueux affleuraient l'eau. Elle mouillait les mains des femmes qui s'y agrippaient.
Marjolaine s'efforçait de ne regarder ni cette eau dont le bouillonnement lui faisait peur, ni ce cadavre près duquel, tout à l'heure, on allait passer. Elle tenait son regard obstinément fixé sur le chemin qui escaladait l’autre rive entre de grands arbres chevelus. Si elle n’avait eu si peur, elle eût aimé cet instant car l’air semblait se purifier depuis que la pluie avait cessé, en début d’après-midi, et l’on pouvait entendre le son argentin d’une cloche qui sonnait l’angélus, quelque part devant elle. Sans doute celle de l’abbaye.
On était à peu près arrivé au milieu du gave quand le tumulte des flots, autour de l’une des anciennes piles de pont, secoua légèrement le bateau, mais trop fort encore pour Modestine qui, poussant un cri de terreur, voulut se lever. Le déséquilibre qu'elle imprima à l’embarcation fit chavirer celle-ci. Hurlante, la mercière tenta de se raccrocher et saisit à deux mains le manteau de Marjolaine. Les deux femmes glissèrent dans l’eau grise...
Ce fut si soudain que Marjolaine n’eut pas le temps de crier, mais le hurlement de Modestine lui valut d’avaler une large rasade d’eau sableuse. L’une se cramponnant à l’autre, les deux femmes ne disparurent pas tout de suite dans le flot tumultueux. Grâce à l'ampleur de leurs vêtements, elles se maintinrent un instant à la surface de l'eau, mais les tissus s’alourdirent rapidement et les entraînèrent.
Trop terrifiée pour se débattre, Marjolaine ne voyait plus rien, seulement consciente de ce poids frénétique qui s’accrochait à ses vêtements car Modestine n’avait pas lâché prise.
Dans un réflexe de conservation, la jeune femme détacha l'agrafe qui retenait le lourd manteau autour de son cou et le vêtement glissa vers le fond du gave avec la mercière toujours agrippée à lui. Mais l'impression de délivrance fut de courte durée. Les flots roulèrent Marjolaine contre de gros rochers et, au moment où elle reparaissait à la surface, l’un d’eux heurta sa tempe. Elle plongea alors comme une pierre dans les ténèbres de l’inconscience.
- Un miracle! C’est un miracle! Jésus, Marie, soyez bénis! Le Seigneur nous favorise d’un miracle!