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-    Noble dame et noble seigneur être faits pour l’entente! commenta philosophiquement Bran Maelduin qui avait suivi la scène lui aussi.

Pour la première fois depuis leur rencontre. Marjolaine lui jeta un coup d’œil sans tendresse. Elle aussi était une noble dame, après tout, et Hughes l’autre soir semblait préférer sa compagnie à toute autre. Mais il avait fallu que cette grande dinde nordique reparaisse et sourie pour qu’il n’ait même pas pour elle un seul regard.

Cette nuit-là, ce fut au tour de Marjolaine de ne pas fermer l’œil.

Au soleil suivant, ce fut une véritable cohorte qui passa le pont romain et s'engagea sur le chemin qui se tordait comme une couleuvre sur les collines jaunes et pelées de cette terre sèche et rude. Les deux troupes allaient faire ensemble le reste du chemin comme cela se pratiquait toujours. Mais n'ayant pas subi d'attaque meurtrière comme ceux de Paris, les pèlerins que menait Gerbert, le moine du Puy, étaient plus nombreux que les autres. En outre, ils étaient arrivés à Puente la Reina avant eux et considéraient que cela leur donnait droit à une certaine avance. Ils s’élancèrent donc dans l’intention évidente d’arriver premiers aux églises que l’on devait visiter obligatoirement en chemin pour en vénérer les reliques, et de prendre les meilleures places aux étapes.

Hughes et les siens les regardèrent d'abord forcer l'allure sans bien comprendre à quoi cela rimait sur une terre si fatigante. Ils comprirent quand, à la première étape, ils durent se contenter d’une grange à demi démolie, l'auberge et l’hôtellerie du petit couvent local étant déjà envahies par leurs confrères.

Cela n’arrangea pas les relations. Des disputes éclatèrent après que Fresnoy eut, avec hauteur, reproché à Gerbert son peu de goût pour la charité et son curieux sens de la fraternité chrétienne. Ce à quoi Gerbert répondit qu’il avait charge de corps autant que d’âmes et qu’il n’avait aucune raison de laisser place à des gens guidés par un laïc incapable de se débrouiller convenablement.

Cela déchaîna, entre tenants des deux chefs, une assez jolie bataille qui heureusement ne laissa pas de traces plus graves que des yeux pochés et des dents sautées, mais qui valut aux combattants de la part de l’abbé de Logroño où elle s’était déroulée une verte semonce, jointe à l’obligation d’accomplir à genoux deux chemins de croix au lieu d’un, comme le voulait la coutume. Hughes n’apprécia guère la pénitence et décida que, lorsque l’on atteindrait Burgos, on attendrait au moins vingt-quatre heures après le départ des gens du Puy. Ce serait chose facile car la capitale de Castille était riche en couvents, hospices et fondations pieuses dus au repentir de l’infante Urraca, « l’infante à l’âme cruelle » qui avait passé le plus clair de sa vie à tirer de ses ennemis d’implacables vengeances et à construire des monastères.

La halte était d’ailleurs nécessaire pour plus d’un. Le soleil était ardent, tout au long du jour, sur cette terre sans ombre. Les chemins sans herbe, poudreux et caillouteux, étaient durs aux pieds qui enflaient et se blessaient dans les chaussures bien usées déjà. On procura à ceux qui allaient à pied des espèces d'espadrilles qui leur apportèrent un vif soulagement, surtout à Léon Mallet que les fers hérités d’Ancelin faisaient beaucoup souffrir. Comme il refusait de les enlever, Bran Maelduin les lui enveloppa d’une mince bande de chiffon pour éviter que leur frottement ne fît trop enfler ses pieds.

Pour sa part, Marjolaine avait été heureuse de cette nouvelle halte. D’abord parce qu’en digne fille du Nord, elle supportait assez mal les ardeurs d’un soleil inhabituel, ensuite parce qu’elle espérait que la Danoise continuerait avec ceux du Puy. Malheureusement, ceux-ci partirent sans elle et, quand on reprit la route, il fut évident qu’elle entendait s'éloigner d’Hughes le moins possible. Quand le baron allait à cheval, la monture de Dagmar collait presque à la sienne, et lorsqu’il choisissait de cheminer à pied, la comtesse en faisait autant. Il y avait dans son attitude quelque chose qui exaspérait Marjolaine : un air d’humilité, étrange chez une femme si altière, joint à un comportement de propriétaire, exactement comme si elle eût été la dame de Fresnoy. Quand par hasard elle ne se trouvait pas auprès de lui, elle s’arrangeait en effet pour ne pas le perdre de vue.

En vérité, Hughes ne semblait guère l’encourager et ne lui montrait pas plus d’empressement qu’il ne fallait, mais Marjolaine ne le voyait pas ainsi : pour elle le moindre regard que le baron adressait à son admiratrice ne pouvait qu’être chargé d’amour. Le chemin, pour la jeune femme, devint alors une longue souffrance car son corps, n’étant plus soutenu par un esprit serein, souffrit lui aussi.

Chaque jour, il lui était plus difficile de se remettre en route, cette route qu’elle s’obstinait à vouloir parcourir à pied dans l’espoir que la fatigue viendrait à bout de son tourment d'amour. Et cela en dépit des prières et objurgations de Colin, d’Aveline et même d'Ausbert Ancelin qui observait Marjolaine avec une inquiétude croissante. Abandonnant Fulgence le fou aux soins de Léon Mallet, il s'efforçait de lui offrir son bras dans les endroits difficiles chaque fois que c'était possible. Il pensait, en effet, que Marjolaine, poursuivie par le remords de l'avoir laissé condamner, s’astreignait volontairement, et à cause de lui, à une pénible pénitence.

Le soir où Marjolaine s’évanouit en arrivant à la halte, ce fut au tour de Pernette de s'inquiéter. Elle aussi observait sa compagne préférée. Elle s’était aperçue qu’elle ne mangeait guère, mais elle-même mangeait peu, la chaleur du jour et les relents de la cuisine locale n’excitant pas l’appétit.

Quand Marjolaine revint à elle, Pernette le lui reprocha vivement et, aidée d’Aveline, réussit à lui faire avaler un peu de lait de chèvre, du pain et du miel.

-    Vous n’irez pas jusqu’au bout, mon amie, si vous n’êtes pas plus raisonnable.

-    Je n'ai plus jamais faim. Seule l'eau me tente.

-    Il faut manger, sinon je préviendrai frère Bran. Je l'aurais fait si vous n’étiez revenue bien vite à vous.

-    Ne le faites pas. Il a bien assez à faire avec les autres. J’essaierai de manger davantage pour vous faire plaisir.

Rassurée, Pernette gagna son côté de la couche de fortune qu'on leur avait attribuée à toutes trois mais ne trouva pas le sommeil. Elle sentait que quelque chose n'allait pas et que le mal de Marjolaine ne venait pas uniquement de son manque d'appétit. Elle en eut la certitude quand, plus tard dans la nuit, elle l'entendit pleurer doucement, à petit bruit, pour ne pas éveiller ses compagnes qu'elle croyait endormies. Elle la laissa pleurer afin de ne pas la priver de ce soulagement qu'apportent les larmes, mais elle en chercha la raison. Il ne lui fallut qu'un instant, le lendemain, pour la découvrir : Hughes faisait le tour de ses compagnons pour leur dire bonjour quand apparut la comtesse Dagmar qui, naturellement, se précipita vers lui, non sans bousculer ceux qui s'en trouvaient proches. Pernette vit alors s'assombrir encore le regard las de Marjolaine qui se détourna et s'éloigna vers les chevaux comme si tout le reste de la scène avait cessé de l'intéresser. Dans son esprit, Pernette s'efforça de revoir le comportement de son amie depuis que la Danoise les avait rejoints définitivement et comprit que le mal était là : Marjolaine souffrait parce qu'elle aimait Hughes et le croyait épris de la fougueuse comtesse.

Ce n'était pas une constatation agréable et, sur le moment, Pernette chercha en vain quel remède pourrait être apporté au chagrin de son amie: on ne pouvait obliger la Danoise à quitter encore une fois le groupe et pas davantage prier Hughes de la tenir à distance. Peut-être le ferait-il s'il était possible de lui révéler les sentiments de Marjolaine, mais Pernette ne reconnaissait ce droit à personne. Même dans les meilleures intentions du monde, le secret de la jeune femme n'était qu'à elle seule.