Il ne restait guère aux errants que trois petites lieues environ pour atteindre leur but final et, comme la soirée était douce, ils campèrent sur place, au pied de l’église neuve qu’un archevêque avait fait construire quelques années plus tôt à la gloire de la Sainte-Croix. Ils y dormirent tous comme des enfants, couchés à même l’herbe courte, heureux d’être arrivés et confiants dans Celui qui les avait menés jusque-là.
Il y avait beaucoup de monde à cette ultime étape. D’autres pèlerins étaient déjà arrivés, d’autres arrivèrent encore avant que le soleil ne fût complètement avalé par l’horizon. Aussi, quand revint le jour, ce fut une assez belle troupe qui descendit vers la ville dans la douceur d’une aurore rose. Tous avaient envie de courir, mais on se retenait parce qu’il y avait des malades que l’on brancardait, des boiteux, des estropiés qui avançaient plus lentement, bien qu’on les aidât de son mieux.
Et puis ce fut la ville. Les guetteurs, du haut des tours, avaient signalé l’approche des pèlerins. Déjà un petit cortège de prêtres entourant une croix était sorti de l’enceinte et venait au-devant d’eux en chantant. Tous tombèrent à genoux pour le recevoir et attendre la première bénédiction que leur distribua un petit chanoine sec comme un sarment de vigne dont les yeux noirs brûlaient d’un feu fanatique. Après quoi, l’on repartit tous ensemble en chantant un cantique d’action de grâces, emportés par l’appel de la grosse cloche qui là-haut, dans l’air bleu, battait en leur honneur.
La porte de France avala le cortège qu’une foule attendait déjà, resserrant la rue, se pressant en commentant leur apparence. Il y avait là aussi les valets des auberges, venus pour récupérer ceux des arrivants qui leur paraissaient le plus argentés et, autour de ceux qui avaient chevaux ou mules, on se battait presque. Pourtant, ces gens savaient bien que personne ne les suivrait avant d'avoir fait, à la cathédrale où était le tombeau, la première oraison.
La foule était si dense que Marjolaine ne vit pas Hughes qui se tenait dans l’ombre de la porte. Mais Bran Maelduin, lui, le vit et lui fit signe de les suivre.
Depuis qu’il les avait quittés, Marjolaine vivait dans un brouillard gris que ne perçait plus le soleil. A cause de son pied blessé qui lui interdisait la marche, elle n'avait plus quitté sa mule et se laissait porter par elle sans rien voir, sans rien entendre. Elle ne participait plus aux prières communes ni aux chants. C'était comme si, en s’éloignant d’elle, Hughes avait emporté avec lui un organe essentiel à sa vitalité et ceux qui l’entouraient regardaient avec une sorte de crainte cette femme qu’ils croyaient bien connaître et qui, cependant, leur apparaissait maintenant somme toute différente. Sa voix était toujours aussi douce, ses gestes toujours aussi mesurés et sa gentillesse intacte. Le changement tenait tout entier dans son sourire, beaucoup plus rare à présent et plus figé que bienveillant, et surtout dans ses yeux qui n’avaient plus de lumière.
La cathédrale, dont les chrétiens du monde entier rêvaient plus encore que de Rome et presque autant que de Jérusalem, apparut enfin aux yeux des pèlerins, passé l’angle d’une rue. Certains se mirent à pleurer : là, devant eux, ils voyaient apparaître, les accueillant et les bénissant, le Christ en majesté et le glorieux saint Jacques dont ils espéraient tant. Et puis l’église, resplendissant de toutes ses pierres claires qui semblaient absorber le soleil, l’église immense avec ses tours et ses trois portails sculptés, ses neuf nefs inférieures, ses six nefs supérieures entourant une grande chapelle qui était celle du Sauveur, l’église qui leur parut le témoin même de la gloire de Dieu. Avec un sanglot, Agnès de Chelles tomba à genoux pour s'avancer vers le seuil de la demeure divine.
Les gens de France devaient entrer par le portail nord devant lequel se trouvait l'hospice des pèlerins pauvres. Au-delà s’étendait un parvis auquel on accédait en descendant neuf marches. Au bout de ces marches s'élevait la plus belle fontaine qu’ils eussent jamais vue : une immense vasque de pierre où quinze hommes eussent pu se baigner et d'où jaillissait une haute colonne de bronze. En haut de cette colonne, quatre lions de pierre crachaient une eau claire que le soleil faisait étinceler. Au-delà c'était le marché, le plus bruyant et le plus pittoresque marché que ville sainte eût jamais : outre les petites coquilles Saint-Jacques que tout pèlerin se devait de rapporter, on y trouvait les productions locales : outres de vin et jarres d'huile, besaces en peau de cerf, chaussures pour remplacer celles que le voyage avait usées, ceintures, manteaux, panières, ainsi que des herbes médicinales à pleines bottes et même des onguents tout préparés.
Mais sur tout cela Marjolaine posait un regard presque indifférent et si, dans sa poitrine, son cœur avait battu plus vite à la vue de la cathédrale comme il avait battu plus vite en pénétrant dans la ville, c'était parce que dans cette ville respirait l'homme qui avait envahi son âme, parce que dans cette cathédrale il allait l'attendre pour cette dernière entrevue qu'elle espérait et redoutait sans pouvoir démêler lequel de ces deux sentiments l'emportait. C'était comme si le feu de l'amour avait brûlé sa foi.
Aidée de Colin et d’Aveline, elle descendit de sa mule puis, portée plus que soutenue par eux, elle pénétra dans l’ombre fraîche des hautes voûtes. Instinctivement, son regard se détourna, chercha celui de Bran Maelduin. Etait-ce le moment de l’ultime rencontre?
- Non, murmura le moine en réponse à sa question muette. Demain, avant grande messe.
Marjolaine alors s’efforça de prier, mais le cœur n'y était pas et elle s'en effraya. Qu’était-il advenu d’elle au cours de ce long chemin pour que la piété d'autrefois eût disparu? Jadis, elle ne pouvait approcher d’un autel sans se sentir transportée d'amour et de joie. Aujourd’hui, à l'instant d'aborder l'un des hauts lieux de la chrétienté, de s’agenouiller au tombeau du grand saint Jacques, elle n’éprouvait plus rien, aucune étincelle de joie. Son cœur n’était que douleur et ténèbres. Et ce n’était ni le Divin Sauveur ni le Dieu Tout-Puissant qu’elle appelait dans sa détresse : c’était le regard, le sourire, la chaleur d’un homme qu’elle savait bien semblable à tous les autres hommes mais qui, pour elle, était unique.
A l'auberge de L'Homme sauvage où la petite bande s’installa après que Marjolaine eut exigé de payer pour tous, elle s'enferma dans une chambre si étroite qu'elle ressemblait à une cellule de nonne dont elle avait d'ailleurs l'absence de confort. Mais c’était l’unique pièce que l'on pût donner à une personne seule. Pernette, Aveline et Agnès avaient protesté, mais elle avait tenu bon, acceptant seulement qu’on l’aide à se déshabiller et à se coucher après une rapide toilette.
Toute la nuit, elle resta sur son étroite couchette, étendue les yeux grands ouverts, les mains nouées nerveusement sur son estomac, guettant l’aurore, essayant encore de prier pour trouver la force d’affronter ce qui allait venir. Qu’allait-il lui dire? Quelles prières lui adresserait-il? Et que répondrait-elle? Aurait-elle seulement la force de le rejeter encore, de lui dire en face que jamais de sa vie elle ne le reverrait, qu'il devait l'oublier parce qu'il appartenait à une autre et qu'entre eux il n'y avait pas d'amour possible?
- Il le faudra bien, pourtant, murmura-t-elle. (Puis, tournant la tête vers l'étroite fenêtre par laquelle on commençait à distinguer l'un des clochers de l'église :)
Mais ensuite, Seigneur, accordez-moi de mourir vite, très vite!
Le jour venu, elle laissa ses compagnes l’habiller et la coiffer avec plus de soin encore que de coutume. Elle mit la meilleure robe qu’elle possédât encore; une robe de fine soie violette qu’elle avait apportée en vue de la grand-messe de Compostelle. Elle avait maigri durant le voyage et le vêtement flottait un peu autour d’elle, mais elle vit dans les yeux des autres femmes qu’en dépit des fatigues endurées elle était toujours très belle.