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-    Il ne faut pas, Pernette. Tu as bien mérité ton bonheur. Il me donne le courage d’aller jusqu’au bout. Adieu à présent, frère Bran, puisque nous ne nous reverrons plus.

Brusquement, Bran Maelduin rougit de colère.

-    Tu pas dicter à Dieu ce quoi il devoir faire! Je jamais dire adieu!

Et talonnant son âne auquel il fit effectuer une magistrale volte-face, Bran Maelduin reprit le chemin de Compostelle.

-    Allons, dit Marjolaine. Nous avons dix lieues à faire.

Elle lança sa mule sur la route du nord dans l’espoir que le vent sécherait ses larmes.

ÉPILOGUE

Un chemin pour l’éternité

La neige recouvrait tout. Il faisait froid et noir, car le jour semblait sortir à peine de la nuit pour ne donner que bien peu de lumière. Il flottait durant quelques heures au-dessus de la terre glacée, indécis et blafard, comme un malade qui s'oblige à faire quelques pas puis retombe exténué dans l’obscurité de son lit. Le vent hurlait en courant d’un bout à l’autre de la plaine.

Assis devant l’âtre de sa grande salle où brûlait un monceau de bûches, Hughes de Fresnoy se pencha pour prendre le pot de vin aux herbes qu’un page avait posé sur la pierre brûlante afin qu'il se tînt chaud. Il en vida d’un trait une bonne moitié.

Fort et épicé, le vin entra en lui comme une flamme parfumée qui épanouit aussitôt, irradiant sa chaleur jusqu'au bout de ses doigts. C'était l'instant, bien fugitif, où Hughes avait l'impression qu'il redevenait vivant. Alors il avala le reste du pot pour prolonger la divine sensation, puis le rejeta avec une grimace avant de brailler qu'on lui en apportât un autre.

Cette fois, ce fut une servante qui accourut, excusant le page qui était aux écuries, offrant un nouveau pot. Hughes s’en saisit avec avidité et, comme la fille restait là, il leva les yeux sur elle.

- Eh bien, va-t'en! Qu’attends-tu? grogna-t-il.

Comme elle ne répondait ni ne bougeait, il la regarda mieux et reconnut la Perrine, la servante qu'il réclamait toujours jadis quand il allait aux étuves parce qu’elle savait laver un homme aussi bien que lui faire l’amour.

-    Tiens! Où étais-tu donc passée? Je ne t’ai pas vue depuis mon retour.

-    J’étais grosse et dame Ersende ne veut pas que les femmes travaillent quand elles sont dans l’attente, ni après la venue du petit, au moins pendant quelques semaines. A présent me voilà... tout à votre service, seigneur!

Sa voix était émue, mais ses yeux brillaient et sa bouche humide tremblait un peu. Sous prétexte de mieux étaler la paille sous les pieds du baron, elle s’agenouilla, s’arrangeant de façon à ce que son regard pût plonger plus facilement dans l’ouverture lâche de sa chemise qu’elle avait déboutonnée discrètement. Elle avait de beaux seins veinés de bleu pâle que la maternité avait gonflés davantage encore. Mais alors que jadis une telle vue eût allumé l’incendie dans le sang du baron, elle le laissa cette fois parfaitement indifférent.

-    Les hommes suffisent pour mon service, dit-il sans dureté. Reste à celui de dame Ersende. Elle est bonne et tu y es bien. Et puis maintenant que tu as un fils... c’est bien un fils? (Elle fit signe que oui, débordante de fierté.) Alors occupe-toi de lui. Et surtout, occupe-toi davantage de ton homme. Laisse-moi à présent. Ah, non! Va aux écuries et dis au jeune Geoffroy qu’il s’occupe à me rapporter du vin.

Elle s’éloigna en tramant les pieds, visiblement déçue, tandis qu’Hughes commençait à lamper son vin en regardant d’un œil vague les flammes danser au milieu des bûches. Un léger rire l’interrompit de nouveau.

-    La Perrine ne te plaît plus? Il me semble qu’elle est pourtant plus appétissante qu’avant ton départ. Tu l’aurais dévorée à belles dents autrefois.

Gerbert de Fresnoy venait d’entrer, secouait la neige qui collait à son grand manteau bleu, en détachait le fermail d'or et le jetait sur un banc avant de venir rejoindre son frère devant la cheminée pour offrir au feu ses bottes trempées qui se mirent à fumer.

-    Tu pues! grogna l’aîné. Quant à la Perrine, non, vraiment, elle ne me dit plus rien. Ni aucune autre d’ailleurs! Je suis las de ces souillons sur lesquelles je me vautrais comme un porc!

-    Tu as changé.

Le silence enveloppa les deux hommes, bientôt troublé par l’entrée prudente du jeune page Geoffroy de Cérizy, un petit cousin d’Ersende, qui arrivait portant un pot de vin, comme s’il se fut agi du saint sacrement.

-    Pardonnez-moi, sire Hughes, commença-t-il, mais j’étais...

-    Tiens, donne-moi donc ça! coupa joyeusement Gerbert. Je suis gelé moi...

-    Hé là! protesta Hughes. C’était pour moi.

-    Tu n’auras qu’à en demander d'autres. D’ailleurs, on va bientôt mettre les tables pour le souper et corner l’eau. Et puis tu bois trop!

-    Qu'est-ce que tu veux faire d’autre par un temps pareil?

-    Une foule de choses. Tu n’étais jamais en peine autrefois quand tu avais du temps devant toi.

-    Parbleu! ricana l’autre. J’allais coucher avec une fille.

-    A la limite, j’aimerais mieux que tu continues. Ce serait moins mauvais pour ta santé.

Gerbert but lentement deux ou trois gorgées, tout en observant son aîné par-dessus le bord du hanap qu’il reposa bientôt. Il ne reconnaissait plus son frère. Depuis qu’il était rentré, quelque dix-huit mois plus tôt, de cet incroyable pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle pour lequel il était parti sans prévenir personne, grâce à quoi on l’avait cru mort, Hughes de Fresnoy n’avait plus jamais été le même. Sa vitalité énorme, cette espèce d’appétit de vivre qui le portait aux pires excès, cette goinfrerie de grand air et de chair fraîche qui en faisait le coq le plus infatigable d’au moins trois comtés, tout cela avait disparu, balayé, emporté par on ne savait quel mauvais vent. Gerbert et sa jeune épouse Ersende avaient vu revenir un homme sec comme un sarment de vigne, aussi brun qu'un Sarrasin, mais sombre et triste comme une maison abandonnée depuis longtemps.

C’était à cela d'ailleurs qu’il faisait penser : une demeure vide. Hughes de Fresnoy faisait mouvoir une grande carcasse sans âme, un assemblage d’os, de muscles et de nerfs que rien ne semblait plus capable d'émouvoir. Il avait écouté sans paraître s’y intéresser le moins du monde son frère lui rendre avec exactitude les comptes de sa gestion, l’avait félicité d’une voix monocorde, puis l’avait prié de continuer comme s’il n’était pas là.

- Tu t’en tires mieux que moi. La châtellenie s’en trouvera bien.

De même il n’avait pas ri en apprenant le retour de Gippuin Le Housset, couvert de gloire et de brillantes étoffes sarrasines, traînant après lui des esclaves à peau basanée et certain grand coffre dont on disait merveille. Cela se passait deux mois environ après le départ d’Hughes. On disait à la ronde que, trouvant son épouse enceinte jusqu’aux oreilles, il avait commencé par la battre comme il convenait, mais trop content de trouver un héritier tout fait, exploit dont il était bien incapable, il s’était donné les gants d'un noble pardon. Depuis, dame Osilie, heureuse mère d’un garçon qui apparemment ne ressemblait à personne, mais surtout pas à Gippuin, promenait partout des robes de sultane, d’étranges bijoux de filigrane d’or et des chairs plus rebondies, plus somptueuses que jamais. Aux dernières nouvelles, on chuchotait qu'elle pourrait bien être de nouveau enceinte et les paris étaient ouverts pour savoir qui pouvait bien être l’heureux père.

De cette picaresque histoire, Hughes n’avait même pas souri.

-    Grand bien lui fasse! s’était-il contenté de dire. Tout ce que je souhaite c’est de ne plus entendre parler d’elle.