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Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

Un Cœur Faible

Traduction Michel Forstetter

Un Cœur Faible (Slaboé Serdtsé) a paru dans «Les Annales de la Patrie» en février 1848, t. LVI.

Deux jeunes amis, tous deux fonctionnaires dans la même administration, habitaient ensemble au troisième étage d’un immeuble. Ils se nommaient Arkadi Ivanovitch Néfédévitch et Vassia Choumkov… L’auteur se sent évidemment obligé d’expliquer au lecteur pourquoi l’un de ses protagonistes est désigné par son véritable prénom, tandis que l’autre n’a droit qu’à un diminutif. Il croit devoir le faire, ne serait-ce que pour éviter qu’on lui reproche de se conduire de façon par trop désinvolte; mais, dans ce cas, il lui faudrait préciser d’abord le grade, puis l’âge, le titre, la situation et même le caractère de chacun… Comme, d’autre part, de trop nombreux écrivains ont coutume de débuter précisément de cette manière, l’auteur de la présente nouvelle prend la liberté d’entrer directement dans l’action (ceci étant sans doute, et selon l’avis de certains, la preuve d’un amour-propre exagéré). Après ce préambule donc, il commence son récit.

À la veille du Nouvel An, Choumkov rentra chez lui vers six heures du soir. Arkadi Ivanovitch, qui reposait sur le lit, se réveilla et regarda son ami à travers ses paupières mi-closes. Il vit que l’autre était vêtu de son meilleur complet et d’une chemise extraordinairement propre. Ceci évidemment l’intrigua. «Pourquoi donc Vassia s’est-il ainsi accoutré? pensa-t-il. Mais c’est vrai, il n’a pas dîné à la maison!» Entre temps, Choumkov alluma la bougie, et Arkadi Ivanovitch comprit aussitôt que son ami s’apprêtait à le réveiller à l’improviste.

En effet, Vassia toussota à plusieurs reprises, fit deux fois le tour de la chambre et, pour finir, laissa tomber – tout à fait par hasard – sa pipe qu’il venait de bourrer, dans un coin près du poêle. Arkadi Ivanovitch rit intérieurement.

– Cette comédie a assez duré, Vassia, dit-il.

– Arkacha, tu ne dors pas?

– Je ne saurais l’affirmer, mais il me semble que non.

– Oh! Arkacha! Bonjour, mon cher ami! Eh bien! mon bon… Eh bien! mon brave, tu ne peux savoir ce que j’ai à te dire!

– Aussi je l’ignore complètement. Mais approche donc!

Vassia ne semblait qu’avoir attendu cette invitation. Il s’approcha tout de suite, sans se méfier d’Arkadi Ivanovitch. Ce dernier, cependant, d’un geste adroit, le saisit aux poignets, le retourna, le jeta sur le lit et l’y maintint dans une position incommode, ce qui manifestement l’amusa fort.

– Ah! je te tiens à présent! cria-t-il; je te tiens!

– Arkacha, Arkacha! que fais-tu, voyons? Lâche-moi, de grâce, tu vas abîmer mon habit!…

– Qu’importe? Quel besoin as-tu de ton habit? Pourquoi as-tu été assez confiant pour te laisser prendre? Raconte! Où as-tu été? Où as-tu dîné?

– Arkacha, lâche-moi, pour l’amour de Dieu!

– Où as-tu dîné?

– Mais c’est justement ce que je veux te raconter!

– Alors, raconte!

– Mais lâche-moi d’abord!

– Eh bien! non, je ne te lâcherai pas avant que tu m’aies tout raconté!

– Arkacha! Ne comprends-tu pas que c’est impossible, tout à fait impossible! criait Vassia qui, peu robuste, essayait en vain de se dégager des mains puissantes de son adversaire. Il y a certains sujets…

– Quels sujets?

– Eh bien! il y a certains sujets qu’on ne peut aborder dans une position pareille sans risquer de perdre toute sa dignité. Cela te paraîtra ridicule… et pourtant, il s’agit d’une affaire importante.

– Au diable, l’importance! Que vas-tu encore inventer? Raconte-moi plutôt ce que tu as à me dire d’une façon amusante. Quant aux choses importantes, je n’y tiens pas! Sinon, où est l’amitié? Dis-moi plutôt: que fais-tu de l’amitié? Allons!

– Je t’assure, Arkacha, que cela n’est pas possible!

– Et moi, je n’en veux pas entendre parler!

– Eh bien! Arkacha, commença Vassia, couché au travers du lit et s’efforçant de parler avec le plus de solennité possible, je te le dirai peut-être, Arkacha; seulement…

– Alors, de quoi s’agit-il enfin?

– Eh bien! je me suis fiancé!

Sans prononcer une parole, Arkadi Ivanovitch souleva Vassia comme on soulève un enfant, bien que Vassia ne fût pas de petite taille, mais, au contraire, plutôt élancé, quoique assez maigre; puis il se mit à le promener sur ses bras, d’un bout de la chambre à l’autre, tout en faisant semblant de le bercer.

– Et si je te mettais dans les langes, mon beau fiancé? répétait-il de temps en temps.

Mais ayant remarqué que Vassia ne bougeait plus et se refusait à ouvrir la bouche, il changea d’avis, se disant qu’il avait sans doute poussé la plaisanterie un peu trop loin. Aussi le remit-il sur ses pieds, au milieu de la pièce, et il l’embrassa sur la joue de la façon la plus cordiale.

– Tu n’es pas fâché, Vassia?

– Écoute-moi, Arkacha…

– C’était en l’honneur du Nouvel An!

– Mais je ne dis rien. Seulement, pourquoi fais-tu le fou? Combien de fois l’ai-je dit: Arkacha, ce n’est pas du tout spirituel! Crois-moi: pas spirituel du tout!

– Mais tu ne m’en veux pas?

– Non, certes. Me suis-je jamais fâché contre quelqu’un? Tu m’as fait de la peine, voilà tout…

– Je t’ai fait de la peine? Comment?

– Mais oui! J’allais vers toi, comme vers un ami, le cœur débordant, pour m’épancher, pour te raconter mon bonheur…

– Mais quel bonheur? Pourquoi ne dis-tu rien?

– Puisque je te dis que je me marie! répondit Vassia d’un ton aigre, car il était vraiment un peu fâché.

– Tu te maries? C’est vrai? s’écria Arkacha… Non, voyez-vous ça? Voilà qu’il le dit et qu’il a les larmes aux yeux! Allons, Vassia, mon petit Vassiouk! Est-ce vrai?

Et Arkadi Ivanovitch se mit à l’embrasser de nouveau.

– Comprends-tu à présent ce qui m’arrive? dit Vassia. Je sais que tu es bon, que tu es mon ami. Je viens chez toi tout joyeux, l’âme radieuse, et tu me forces à te révéler mon bonheur, couché à travers le lit, gigotant, au mépris de toute dignité! Évidemment, Arkacha, c’était comique, continua Vassia en souriant; et cependant à cet instant même, je ne m’appartenais plus, dans un certain sens; aussi ne pouvais-je minimiser cette affaire… Encore un peu, tu m’aurais demandé son nom? Eh bien! je te jure que je me serais plutôt laissé tuer que de te répondre.

– Mais pourquoi ne m’as-tu rien dit avant, Vassia? Si tu me l’avais annoncé plus tôt, je n’aurais certes pas fait le fou! s’écria Arkadi Ivanovitch, sincèrement désolé.

– Allons, allons, ne te fâche pas! je ne t’en veux nullement… Tu sais bien que c’est toujours à cause de mon bon cœur… Aussi m’est-il très pénible de n’avoir pu te le dire comme je l’aurais voulu, te raconter tout calmement, te mettre au courant d’une manière convenable… Vraiment, Arkacha, je t’aime tant que si je ne t’avais pas, je ne me serais sans doute pas marié… Peut-être même n’existerais-je pas du tout!…