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– Où vas-tu, Vassia? Par ici, c’est plus court! s’écria-t-il en remarquant que son ami s’apprêtait à prendre la Perspective Voznessenski.

– Tais-toi, Arkacha, tais-toi…

– Mais, Vassia, je t’assure que c’est plus court par ici!

– Arkacha, sais-tu? commença Vassia, l’air mystérieux, d’une voix que l’émotion faisait trembler; sais-tu que je voudrais faire un petit cadeau à Lisanka?…

– Quel cadeau?

– Voilà, mon vieux: il y a ici la boutique de Mme Leroux, une charmante boutique…

– Eh bien?

– C’est un petit bonnet, mon vieux, un petit bonnet… Aujourd’hui même, j’en ai vu un, ravissant! Je me suis renseigné. On m’a dit que ce modèle s’appelait «Manon Lescaut»… C’est une merveille! Il y a des rubans cerise… Si ce n’est pas trop cher… Et puis, même si c’est cher, Arkacha!…

– Vassia! Ma foi, tu dépasses tous les poètes! Allons-y!

Ils pressèrent le pas et, quelques minutes plus tard, entrèrent dans le magasin.

Une Française aux yeux noirs, aux cheveux bouclés, vint à leur rencontre. À peine avait-elle jeté un regard sur ses clients, qu’elle parut tout de suite aussi gaie et heureuse qu’eux, plus heureuse même, si l’on peut s’exprimer ainsi. Dans son enthousiasme, Vassia était prêt à embrasser Mme Leroux.

– Arkacha, dit-il à mi-voix, ayant promené son regard sur les chefs-d’œuvre coiffant de petits supports et alignés sur la table immense du magasin, quelles merveilles!… Et celui-là! Et ce bonbon, le vois-tu?

Ce disant, Vassia montra un petit bonnet, mais pas celui qu’il s’apprêtait à acheter d’abord; car il avait remarqué de loin et dévoré des yeux un autre bonnet, splendide celui-là, plus beau que tous les autres, et qui se trouvait à l’autre bout du comptoir. Il le regardait avec un tel air de convoitise qu’on aurait dit qu’il craignait que quelqu’un ne s’avisât de le dérober ou que le petit bonnet ne s’envolât de lui-même, uniquement pour jouer un tour à Vassia.

– D’après moi, voici le plus beau! dit Arkadi Ivanovitch en indiquant un bonnet.

– Bravo, Arkacha! Ce choix fait honneur à ton goût! Je commence même à ressentir pour toi un respect tout particulier, s’écria Vassia, qui se permit cette petite ruse innocente envers son ami; ton petit bonnet est ravissant. Mais viens voir par ici!

– Ah! celui-ci? dit Arkadi avec un air de doute.

Mais lorsque Vassia, incapable de se retenir, l’enleva du champignon de bois dont on aurait dit qu’il s’envolait tout seul, trop content de trouver un acheteur aussi enthousiaste; lorsque tous ses rubans, ses ruches et ses dentelles froufroutèrent joyeusement, un cri admiratif dilata la puissante poitrine d’Arkadi Ivanovitch. Mme Leroux elle-même – qui pendant la procédure du choix avait conservé toute sa dignité et tous ses avantages en matière de bon goût et qui ne s’était tue que par indulgence – gratifia à présent Vassia d’un grand sourire approbateur; tout en elle, son regard, son geste et son sourire même confirmaient l’excellence de ce choix; tout disait: «Oui, vous avez deviné juste et vous êtes digne du bonheur qui vous attend…»

– Ne dirait-on pas qu’il nous faisait de l’œil, dans son petit coin? s’écria Vassia, en transposant soudain tout son amour sur le petit bonnet. Ne dirait-on pas qu’il se cachait, ce petit filou?

Et il l’embrassa, c’est-à-dire qu’il embrassa l’air qui l’entourait, de peur d’abîmer son trésor.

– C’est ainsi que la vraie vertu se cache toujours à nos yeux! ajouta Arkadi, citant pour rire une phrase qu’il avait lue ce matin même dans un journal réputé pour son esprit Eh bien! Vassia, est-ce qu’on y va?

– Bravo, Arkacha! Tu fais même de l’esprit aujourd’hui! Tu feras fureur, comme ils disent, parmi les dames! Je te le prédis, moi!… Madame Leroux, Madame Leroux!…

– Que désirez-vous, Monsieur?

– Chère Madame Leroux!

Mme Leroux accueillit l’enthousiasme de Vassia. Elle prit un air indulgent.

– Vous ne me croirez pas, mais je vous adore à cet instant… Permettez-moi de vous embrasser!

Et Vassia embrassa la patronne du magasin.

Décidément, il fallait, dans cette situation, observer toute sa dignité pour ne pas déchoir en présence d’un pareil chenapan! J’affirme du reste qu’il faut surtout avoir cette amabilité gracieuse, innée, avec laquelle Mme Leroux accueillit l’enthousiasme de Vassia. Elle l’excusa et se remit tout de suite, avec autant d’esprit que de gentillesse. Mais pouvait-on vraiment se fâcher contre Vassia?

– Madame Leroux, quel est le prix de celui-ci?

– C’est cinq roubles en argent, dit-elle, s’étant remise et en souriant de nouveau.

– Et celui-là. Madame Leroux? demanda Arkadi Ivanovitch en indiquant l’objet de son choix.

– Celui-là, huit roubles en argent.

– Permettez, permettez, Madame Leroux! Dites vous-même, je vous en prie, lequel des deux est le plus beau, le plus gracieux, le plus charmant?

– L’autre fait plus riche, mais celui que vous avez choisi, c’est plus coquet.

– Eh bien! je le prends!

Mme Leroux saisit une feuille de papier extraordinairement fin, enveloppa le bonnet et fixa le papier avec une épingle; on aurait dit que la feuille qui contenait l’objet choisi était devenue plus légère qu’avant.

Vassia prit le paquet avec infiniment de précautions, en respirant à peine; puis il salua Mme Leroux, lui fit encore un compliment très bien tourné et sortit du magasin.

– Je suis un viveur, Arkacha! Je suis né pour être un viveur! s’écria-t-il en riant d’un petit rire nerveux à peine perceptible, et en faisant maints détours pour éviter les passants qu’il paraissait suspecter tous de lui vouloir froisser son précieux bonnet.

– Écoute-moi, Arkadi, répéta-t-il une minute plus tard, et sa voix eut une intonation à la fois tendre et solennelle; Arkadi, je suis si heureux, si heureux!

– Vassinka! Et moi donc, mon cher!

– Non, Arkacha! Je sais certes que tu m’es infiniment attaché… Mais tu ne peux pas ressentir la centième partie de ce que je ressens à cet instant. Mon cœur déborde de joie! Arkacha! Je suis indigne de tant de bonheur!… Je le sens, je le sais, disait-il d’une voix sourde, en maîtrisant à peine son émotion; dis-moi, par quoi l’ai-je mérité? Regarde autour de nous: que de gens, que de larmes, que de souffrances, que de journées mornes, sans fêtes! Et moi, je suis aimé par une jeune fille délicieuse!… Mais toi-même tu vas la voir à l’instant. Tu sauras apprécier son noble cœur.» Je suis né dans un milieu humble, mais à présent j’ai un grade et un revenu indépendant, mon salaire! Je suis né avec un défaut physique, je suis un peu déhanché et, cependant, tu vois, elle m’aime comme je suis! Aujourd’hui, Julian Mastakovitch a été si gentil, si aimable, si bien intentionné à mon égard! Il s’est approché et m’a dit: «Eh bien! Vassia (je te jure qu’il a dit Vassia) feras-tu la noce pendant les vacances?» Et il a ri. «Non, Votre Excellence, ai-je répondu, j’ai à faire…» Et puis je me suis enhardi et j’ai ajouté: «Mais il se peut que je m’amuse aussi un peu, Votre Excellence.» Dieu m’est témoin que j’ai répondu cela! C’est alors qu’il m’a donné de l’argent et qu’il m’a adressé encore quelques mots. J’ai fondu en larmes, mon vieux, je te jure que je n’ai pas pu me retenir et je crois que lui aussi a été touché. Il m’a tapoté l’épaule et m’a dit: «Sois toujours aussi sensible qu’à présent, Vassia, sache toujours apprécier…»