Comment le poison avait-il été introduit dans le café moulu ? Les techniciens de la police scientifique firent un rapport sur leurs analyses, qui ne leur avaient pas permis d’apporter une réponse à cette question.
Ils avaient effectué une deuxième visite chez les Mashiba dans l’après-midi, pour s’assurer que les aliments, boissons et épices, ainsi que la vaisselle de la maison, ne contenaient pas de poison. Ce travail qui était à présent terminé à quatre-vingts pour cent ne leur avait pas permis d’en trouver. La probabilité qu’il apparaisse dans les vingt pour cent restants leur paraissait faible.
L’auteur du crime avait dû viser spécifiquement le café. Deux méthodes étaient possibles. Soit il en avait introduit dans le café moulu, le filtre ou la tasse, soit il l’avait fait au moment où le café avait été préparé. Pour l’heure, il était impossible de dire quelle méthode avait été utilisée. Aucune trace d’arsenic n’avait été retrouvée sur les lieux, et aucun élément ne confirmait ni n’infirmait la présence d’un tiers au moment où M. Mashiba avait préparé le café.
L’enquête de voisinage n’avait rien donné. Personne n’avait remarqué si M. Mashiba avait eu de la visite ce jour-là. Il y avait peu de passage dans ce quartier résidentiel dont les habitants n’avaient pas pour habitude de s’intéresser à leurs voisins, à moins qu’ils ne les dérangent. Par conséquent, qu’aucun visiteur n’ait été observé ne signifiait pas que personne n’était venu chez M. Mashiba.
Kusanagi fit un rapport sur les informations que lui avaient permis de recueillir ses conversations avec Mme Mashiba et les Ikai. Il respecta la consigne donnée par Mamiya avant la réunion de passer sous silence la liaison entre la victime et Hiromi Wakayama. Son chef en avait bien sûr parlé au responsable de la première division d’enquêtes. Le sujet était sensible et le supérieur de Mamiya avait décidé de n’en informer que quelques enquêteurs, tant qu’il n’aurait pas été établi que cet élément était pertinent pour l’enquête. Il craignait probablement que les médias ne le découvrent et ne s’en fassent l’écho.
Mamiya convoqua Kusanagi et Kaoru Utsumi une fois la réunion terminée.
— Je veux que vous alliez à Sapporo demain, dit-il en les dévisageant successivement.
Kusanagi comprit immédiatement l’intention de son chef.
— Pour vérifier l’alibi de Mme Mashiba ?
— Exactement. Son mari qui la trompait a été assassiné. Il est logique de suspecter sa femme et sa maîtresse. La maîtresse n’a pas d’alibi. Nous devons vérifier celui de sa femme. Mon supérieur m’a ordonné de le faire rapidement. Vous partirez demain matin et rentrerez demain soir. Je vais faire en sorte que la police de Hokkaido vous fournisse sa collaboration.
— Mme Mashiba nous a dit qu’elle avait passé la nuit dans une source thermale. Je pense qu’il faut y aller aussi.
— Il s’agit de Jozankei, à une heure de voiture de Sapporo. Ses parents habitent l’arrondissement de Nishi. Si l’un de vous va chez eux, et l’autre à l’hôtel où elle a passé la nuit, vous n’en aurez que pour une demi-journée.
Kusanagi acquiesça à contrecœur. Mamiya n’avait visiblement pas l’intention de leur faire cadeau d’une nuit d’hôtel dans une source thermale.
— Utsumi, tu as quelque chose à ajouter ? demanda Mamiya.
Kusanagi jeta un coup d’œil à sa collègue qui serrait les lèvres avec une expression ambiguë.
— Vous pensez que vérifier son alibi pour cette période suffit ?
— Que veux-tu dire par là ? Précise ta pensée ! lui ordonna Mamiya.
— Mme Mashiba est partie de Tokyo samedi matin, et elle y est revenue lundi matin. Je ne sais pas si vérifier son alibi pour cette période suffit.
— Tu ne le penses pas ?
— Je n’en suis pas sûre. Dans la mesure où nous ignorons comment et à quel moment le poison a été introduit, je me demande si nous pouvons conclure qu’elle ne fait plus partie des suspects parce qu’elle a un alibi pour cette période.
— Nous ignorons comment cela a été accompli, mais nous savons à quel moment, fit Kusanagi. Hiromi Wakayama a bu du café avec Yoshitaka Mashiba dimanche matin. Le café était normal. Le poison a été introduit ensuite.
— Cette conclusion est-elle valide ?
— Elle ne le serait pas ? À quel autre moment le poison aurait-il pu être introduit ?
— Eh bien… je n’ai pas de réponse à cette question.
— Tu penses que Hiromi Wakayama ment ? demanda Mamiya. Et qu’elle aurait agi de concert avec Mme Mashiba ? Cela me paraît peu vraisemblable.
— Je n’y crois pas non plus.
— Dans ce cas, où est le problème ? fit Kusanagi d’un ton irrité. Il suffit d’établir son alibi pour samedi et dimanche. Non, je fais erreur : si elle a un alibi pour dimanche, elle ne peut pas être suspecte. Tu n’es pas d’accord ?
— Si, si, entièrement, fit sa collègue en hochant la tête. Mais je ne suis pas certaine qu’il n’y ait pas d’autre possibilité. Comme par exemple un mécanisme par lequel il aurait lui-même mis le poison.
Kusanagi fronça les sourcils.
— Qu’elle l’ait poussé à se suicider ?
— Non, pas du tout. Elle ne lui aurait pas dit qu’il s’agissait de poison, mais elle aurait pu lui expliquer que c’était un moyen d’améliorer le goût du café.
— Un moyen d’améliorer le goût du café ?
— Comme le garam masala pour le riz au curry. Le curry est meilleur si on en met un peu dans la sauce avant de la manger. Elle aurait pu le lui confier en lui indiquant comment s’en servir. Il ne l’aurait pas utilisé quand Mlle Wakayama était là, mais il s’en serait souvenu quand il était seul… Ça te paraît forcé ?
— Oui. Et absurde, répondit sèchement son collègue.
— Vraiment ?
— Je n’ai jamais entendu parler d’une poudre qui donne meilleur goût au café. Je doute que M. Mashiba ait pu croire à une telle histoire. Et s’il l’avait fait, il en aurait parlé à Hiromi Wakayama, non ? Il a discuté avec elle de la bonne façon de faire du café. De plus, si tu avais raison, cet ingrédient caché aurait laissé une trace. Il est question d’arsenic, donc de poudre, donc d’un sachet. On n’en a pas retrouvé sur les lieux du crime. Qu’as-tu à répondre à cela ?
Kaoru Utsumi hocha légèrement la tête en entendant les arguments de son collègue.
— Rien, à mon grand regret. Je pense que tu as raison. Mais en même temps, je n’arrive pas à m’ôter de la tête qu’il doit exister un moyen.
Kusanagi soupira en regardant son profil.
— Tu veux que je fasse confiance à ton instinct féminin, c’est ça ?
— Absolument pas. Mais le fait est que les femmes ne pensent pas comme les hommes…
— Stop ! fit Mamiya, avec une expression lasse. Je n’ai rien contre les discussions, à condition qu’elles soient productives. Utsumi, tu soupçonnes Mme Mashiba ?
— Je n’ai pas de certitude absolue, mais…
Kusanagi eut envie de lui asséner : « C’est ton instinct, sans doute », mais il se retint.
— Sur quelles bases ? demanda Mamiya.
— Les flûtes à champagne, répondit-elle après avoir pris une profonde inspiration.
— Les flûtes à champagne ? Comment ça ?
— Quand nous sommes arrivés là-bas, il y en avait qui séchaient dans l’évier. Cinq en tout, commença-t-elle en regardant son collègue. Tu t’en souviens ?