— Qui te dit qu’il les avait accrochés au mur ?
— Tu veux dire qu’il se serait donné la peine de les apporter ici pour n’en rien faire ? J’ai du mal à y croire. Qu’aurait-il répondu si un de ses subordonnés lui avait demandé ce que c’était ?
— Que c’était un cadeau, par exemple.
— Ce serait encore moins naturel. La politesse exige que l’on mette en valeur les tableaux que quelqu’un vous donne. On ne peut jamais savoir quand reviendra l’auteur du cadeau.
— Cesse d’ergoter. Yoshitaka Mashiba n’était pas du genre à agir ainsi, jeta Kusanagi d’un ton vif.
Une femme en tailleur beige entra dans la pièce où les deux policiers attendaient par une porte située à côté du comptoir de l’hôtesse d’accueil. Elle portait des lunettes fines et ses cheveux étaient coupés court.
— Je suis désolée de vous avoir fait attendre. Monsieur Kusanagi…
— C’est moi, fit-il en se levant. Désolé de vous déranger en plein travail.
— Pas du tout…
Elle lui tendit une carte de visite où il lut : « Keiko Yamamoto, responsable des relations publiques. »
— Vous souhaitiez voir les objets appartenant à notre ancien PDG, n’est-ce pas ?
— Tout à fait. Est-ce possible ?
— Oui. Suivez-moi.
Elle les conduisit dans une pièce où un panneau sur la porte indiquait : Salle de réunion.
— M. Mashiba n’avait pas son propre bureau ?
— Son successeur a déjà pris ses fonctions. Il est sorti aujourd’hui et m’a chargée de vous saluer.
— Vous voulez dire que vous avez un nouveau président ?
— Oui, il a été nommé après les obsèques. Il utilise le bureau qui était celui de M. Mashiba, et avec l’autorisation de notre conseil juridique, M. Ikai, nous avons entreposé ici ses objets personnels. Avant de les faire parvenir à Mme Mashiba. Nous n’avons rien jeté, expliqua-t-elle d’une traite, sans un sourire, d’un ton raide qui faisait sentir qu’elle se méfiait des deux policiers.
Kusanagi eut l’impression qu’elle voulait leur signifier que la mort de Yoshitaka Mashiba n’était en rien liée à son travail et que la police ne pouvait soupçonner son entreprise d’avoir cherché à se débarrasser de pièces à conviction.
Une dizaine de cartons de tailles diverses étaient empilés dans la pièce, ainsi que quelques clubs de golf, des trophées, et un appareil de massage pour les pieds. Au premier coup d’œil, rien qui ne ressemblât à des tableaux.
— Vous permettez que nous inspections tout cela ? demanda Kusanagi.
— Bien sûr. Prenez votre temps. Puis-je vous apporter quelque chose à boire ?
— Merci, ce n’est pas la peine.
— Très bien, dit-elle avant de sortir de la pièce sans changer d’expression.
Kishitani haussa les épaules en regardant la porte qui venait de se fermer.
— Nous ne sommes pas vraiment les bienvenus.
— Ne me dis pas que tu as l’habitude d’être accueilli à bras ouverts ! C’est déjà bien qu’ils aient accepté notre requête.
— Elle aurait pu être un tout petit peu plus chaleureuse ! Après tout, c’est dans l’intérêt de la société que l’affaire soit réglée le plus rapidement possible.
— Tu fais erreur. La société souhaite l’oublier, résolue ou pas. Notre présence ici les gêne. Maintenant qu’un nouveau président a été nommé, voir des policiers leur enlève toute envie de sourire. Bon, cessons de perdre du temps et mettons-nous au travail ! conclut-il en enfilant des gants.
Leur visite n’avait qu’un seul objectif : identifier l’ancienne amie de Yoshitaka Mashiba. La seule chose que Kusanagi savait était qu’elle était probablement dessinatrice. Il n’avait aucune idée de ce qu’elle dessinait.
— Ce n’est pas parce qu’elle avait un bloc à dessin qu’elle était nécessairement dessinatrice. Les designers ou les auteurs de BD s’en servent aussi, non ? dit Kishitani tout en inspectant le contenu d’un carton.
— Bien sûr, admit Kusanagi sans difficulté. Garde-le à l’esprit tant que nous sommes ici. Pense aussi aux architectes ou aux décorateurs.
Kishitani acquiesça en soupirant.
— Je ne te trouve pas très enthousiaste.
— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, commença-t-il en interrompant son travail, le visage fermé. Je ne suis pas sûr de saisir ce que nous faisons ici. Nous n’avons jusqu’à présent rien trouvé qui indique que quelqu’un d’autre que Hiromi Wakayama soit venu chez les Mashiba le jour du crime.
— Tu penses que cela m’a échappé ? Peut-on cependant en déduire que personne n’est venu ?
— Eh bien…
— Si personne n’est venu, explique-moi comment le poison s’est retrouvé dans la bouilloire.
Kusanagi continua en fixant son collègue d’un regard sombre.
— Tu n’as pas de réponse, hein ! C’est compréhensible. Yukawa lui-même n’a pas d’explication. La réponse est simple et évidente. Il n’y a pas de trucage. L’auteur du crime s’est introduit chez les Mashiba et il est parti après avoir mis le poison dans la bouilloire. C’est tout. Je t’ai déjà expliqué pourquoi nous n’avons pas encore trouvé de qui il s’agissait, non ?
— Parce que c’était quelqu’un qu’il rencontrait en cachette…
— Je vois que tu m’as bien écouté. Quand un homme cache une rencontre, il faut chercher parmi ses relations féminines. C’est une règle de base dans notre métier. Mon raisonnement te paraît boiteux ?
— Non, non, répondit Kishitani en secouant légèrement la tête.
— Si tu es d’accord avec moi, au travail ! Nous n’avons pas de temps à perdre.
Le jeune inspecteur hocha la tête en silence et tourna à nouveau son attention vers les cartons. Kusanagi respira bruyamment en le regardant.
Il ne s’expliquait pas sa propre irritation. Pourquoi se laissait-il agacer par les doutes exprimés par son jeune collègue ? Il se rendit compte qu’il connaissait la réponse à cette question.
Il n’était pas lui-même sûr que ce qu’ils faisaient ici ferait progresser l’enquête. Il n’arrivait pas à se débarrasser de la crainte que fouiller dans le passé de Yoshitaka Mashiba ne les mènerait nulle part.
Cela n’avait rien d’inhabituel dans une enquête. Quelqu’un qui faisait son métier ne pouvait se permettre de redouter que ses efforts soient vains. L’inquiétude qu’il ressentait était d’une autre nature.
S’ils ne trouvaient rien aujourd’hui, il lui faudrait tourner ses soupçons vers Ayané Mashiba, voilà ce qu’il appréhendait. Il ne pensait pas à Kaoru Utsumi. Il pressentait que le moment viendrait où il devrait douter d’Ayané.
Chaque fois qu’il la rencontrait, il éprouvait le même sentiment. Une tension, comme si quelqu’un pressait un couteau contre sa gorge. Elle lui faisait l’impression de vouloir vivre chaque instant à fond, comme si elle était résignée. Cela le bouleversait et le fascinait.
Mais quand il réfléchissait à la cause de cette impression, ce qui lui venait à l’esprit faisait naître en lui une angoisse qui le suffoquait.
Dans sa carrière, il avait croisé quelques criminels qui, malgré d’indéniables qualités humaines, n’avaient pu s’empêcher de tuer. Tous avaient éveillé le même sentiment chez lui : il s’agissait d’êtres détachés de la vie, presque clairvoyants. Mais ils partageaient une autre caractéristique, celle de vivre à deux doigts de la transgression, comme si une simple feuille de papier était tout ce qui les séparait de la folie.
Kusanagi avait ce sentiment en présence d’Ayané. Il aurait voulu le nier, mais son instinct de policier l’empêchait de l’oublier, fût-ce une seule seconde.