— Je n’ai pas essayé, mais cela semble difficile.
— Dans ce cas, ce doit être un suicide, fit Kusanagi en se laissant tomber sur un des canapés. Qui aurait pu mettre du poison dans son café ? Et comment cette personne aurait-elle pu quitter la maison ? Drôle d’histoire ! Je ne comprends pas pourquoi le commissariat du quartier pense qu’il peut s’agir d’un meurtre.
— S’il n’y avait que cela, la thèse du suicide paraîtrait plus solide.
— Pourquoi ? Il y a autre chose ?
— Au moment où les policiers du quartier inspectaient les lieux, le portable de la victime a sonné. Un collègue a répondu : l’appel venait d’un restaurant d’Ebisu où M. Mashiba avait réservé une table pour huit heures. Pour deux personnes. Le restaurant appelait parce que l’heure passait et qu’il ne venait pas. Il avait fait la réservation vers dix-huit heures trente. Vous vous souvenez qu’il n’a pas répondu quand Mlle Wakayama l’a appelé aux alentours de dix-neuf heures ? Que quelqu’un qui réserve une table au restaurant à six heures et demie se soit suicidé une demi-heure plus tard, cela paraît étrange. Pour moi, la réaction du commissariat de quartier est justifiée.
Une expression dépitée apparut sur le visage de Kusanagi qui se frotta les sourcils.
— Tu aurais pu me le dire plus tôt.
— Tu ne m’en as pas laissé le temps avec toutes tes questions.
— Tu m’énerves ! s’exclama Kusanagi qui se releva en se donnant une claque sur les cuisses.
Kaoru Utsumi sortit de la cuisine et revint se placer devant le buffet qu’elle observa attentivement.
— Au lieu de te promener comme ça, tu aurais mieux fait d’écouter Kishitani !
— Il m’a déjà tout raconté. Merci, Kishitani.
Son collègue inclina la tête.
— Qu’est-ce qu’il a, ce buffet ?
— Regardez, fit-elle en pointant le doigt vers l’intérieur. Vous ne trouvez pas qu’on dirait qu’il manque quelque chose ici ?
Elle avait raison. Un vide laissait penser que quelque chose était posé là d’ordinaire.
— Oui, probablement.
— Dans la cuisine, j’ai vu cinq flûtes à champagne sur le séchoir.
— D’habitude, elles sont sans doute rangées ici.
— C’est ce que je pense.
— Et donc ? Cela change quelque chose ?
Utsumi releva la tête vers Kusanagi, et remua les lèvres. Mais elle secoua la tête comme si elle avait changé d’avis.
— Rien d’important. Les Mashiba ont dû recevoir récemment. Je pense qu’ils n’utilisent ces verres que lorsqu’ils ont des invités.
— Je vois. Peut-être que, dans leur milieu, on s’invite beaucoup chez soi. Mais même s’ils ont reçu des amis il y a peu, cela n’exclut pas la possibilité d’un suicide, dit Kusanagi en se retournant vers Kishitani. Les êtres humains sont complexes, et parfois contradictoires. S’ils ont envie de mourir, ils meurent.
À moitié convaincu, son collègue hocha la tête.
— Et l’épouse ? reprit Kusanagi.
— Quoi ?
— Oui, la femme de la victime, enfin, je veux dire du mort. Elle est prévenue ?
— Non, pas encore. D’après Mlle Wakayama, elle est chez ses parents à Sapporo. Ils n’habitent pas en ville, et même si on arrive à la joindre, elle ne pourra pas revenir ici cette nuit.
— Depuis Hokkaido, c’est impossible.
Kusanagi en fut soulagé. Autrement, il aurait fallu que quelqu’un reste ici à l’attendre. En règle générale, c’est à lui que son chef, Mamiya, confiait ce genre de tâche.
Il était déjà tard, et l’enquête de voisinage serait sans doute effectuée le lendemain. Au moment où Kusanagi se disait qu’il allait sans doute pouvoir rentrer chez lui, la porte s’ouvrit et le visage carré de Mamiya apparut dans l’entrebâillement.
— Tu es là, Kusanagi. Tu en as mis du temps !
— Ne croyez pas que je viens d’arriver ! Kishitani m’a tout expliqué.
Son supérieur hocha la tête et se retourna.
— Entrez, je vous prie.
La jeune femme à qui il s’adressait avait une vingtaine d’années. Elle était grande et mince. Ses cheveux mi-longs n’étaient pas teints, à la différence de la majorité des femmes de son âge. Leur noir intense soulignait la pâleur de sa peau. Il aurait d’ailleurs été plus exact de dire qu’elle avait pour l’instant le teint blafard. Cela n’enlevait rien à sa beauté. De plus, elle savait se maquiller.
Kusanagi devina qu’il s’agissait de Hiromi Wakayama.
— Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviez découvert le corps en entrant dans cette pièce, n’est-ce pas ? Vous vous trouviez à peu près à l’endroit où vous êtes maintenant ?
Elle se redressa pour jeter un coup d’œil en direction du canapé. Elle devait penser à l’instant où elle avait fait la macabre découverte.
— Oui, je crois, répondit-elle d’un ton qui manquait de vigueur.
Peut-être parce qu’elle avait mauvaise mine, Kusanagi eut l’impression qu’elle avait à peine la force de tenir sur ses jambes. Elle avait dû être fortement choquée.
— Et vous n’étiez pas venue ici depuis avant-hier soir, n’est-ce pas ? demanda Mamiya en recherchant son assentiment.
La jeune femme fit oui de la tête.
— Remarquez-vous quelque chose qui aurait changé dans l’intervalle ? Tout est important, même un détail infime.
Elle fit le tour de la pièce des yeux, avec une expression craintive. Puis elle secoua la tête.
— Je ne sais pas. L’autre soir, je n’étais pas seule, nous venions de finir de dîner et… expliqua-t-elle, la voix tremblante.
Mamiya acquiesça en fronçant les sourcils, comme pour exprimer sa résignation.
— Vous devez être épuisée. Rentrez chez vous et reposez-vous. Si cela ne vous dérange pas, je souhaiterais vous poser quelques questions demain.
— Cela ne me dérange pas, mais je ne pourrai sans doute pas vous apprendre grand-chose.
— Peut-être, mais nous cherchons toujours à en savoir le plus possible. J’espère que vous accepterez de nous aider.
— Oui, murmura Hiromi Wakayama sans relever la tête.
— Je vais demander à quelqu’un de vous raccompagner, ajouta Mamiya en regardant Kusanagi. Tu es venu en voiture ?
— Non, en taxi. Désolé.
— Pourquoi es-tu sans voiture aujourd’hui ?
— Je ne m’en sers pas souvent en ce moment.
Dépité, Mamiya claqua de la langue.
— Moi, j’ai pris la mienne ce soir, dit Kaoru Utsumi.
Surpris, son supérieur se tourna vers elle.
— On ne se refuse rien, je vois !
— J’étais en train de dîner dehors quand mon téléphone a sonné. Désolée.
— Tu n’as pas à te justifier. Tu veux bien ramener Mlle Wakayama chez elle ?
— Bien sûr. Mais avant cela, puis-je lui poser une seule question ?
Une expression intriguée parut sur le visage de Mamiya. Celui de Hiromi Wakayama se crispa.
— Et c’est quoi, ta question ? demanda Mamiya.
Sans quitter la jeune femme des yeux, Utsumi fit un pas vers elle.
— M. Mashiba s’est apparemment effondré en buvant son café, mais je voulais vous demander s’il avait l’habitude de ne pas se servir de soucoupe.
Hiromi Wakayama écarquilla les yeux. Son regard vacilla.
— Eh bien… euh… Peut-être n’en utilisait-il pas quand il était seul.
— Ce qui voudrait dire qu’il a eu de la visite aujourd’hui ou hier. Auriez-vous une idée de l’identité du visiteur ?
Kusanagi observa le profil de sa collègue qui parlait d’un ton assuré.
— Comment sais-tu qu’il a eu de la visite ?
— Il y a une tasse à café sale et deux soucoupes dans l’évier. Si M. Mashiba s’en était servi, il n’y aurait pas deux soucoupes.