Kishitani alla s’en assurer dans la cuisine, avant de revenir immédiatement.
— Utsumi a raison. Il y a une tasse et deux soucoupes dans l’évier.
Kusanagi échangea un regard avec son supérieur et regarda à nouveau Hiromi Wakayama.
— Auriez-vous une idée à ce sujet ?
Elle fit non de la tête, l’air inquiet.
— Non… pas la moindre. Je ne suis pas venue ici depuis avant-hier soir. Les Mashiba avaient des invités, mais je n’en sais pas plus.
Kusanagi tourna à nouveau les yeux vers son patron, qui reprit la parole, l’air songeur.
— Très bien. Merci d’être restée si tard. Utsumi, je compte sur toi. Kusanagi, va avec elles.
— Oui patron, fit ce dernier qui comprenait ce que Mamiya voulait.
Hiromi Wakayama dissimulait quelque chose. Il comptait sur lui pour trouver quoi.
Lorsqu’il sortit de la maison avec les deux femmes, sa collègue leur dit :
— Je vais chercher ma voiture. Je l’ai garée dans un parking, puisque ce n’est pas une voiture de service. Je ne serai pas longue.
Pendant qu’ils l’attendaient, Kusanagi observa la jeune femme qui paraissait profondément affectée. Son abattement ne pouvait être entièrement dû au choc d’avoir vu un cadavre.
— Vous n’avez pas froid ? demanda-t-il.
— Non, non.
— Vous deviez sortir ce soir ?
— Non, bien sûr que non.
— Ah bon ! Je pensais que vous aviez peut-être rendez-vous avec quelqu’un.
Il remarqua que la jeune femme avait remué les lèvres comme si elle hésitait à parler.
— Je crains que l’on ne vous ait déjà posé cette question, mais si vous le voulez bien, j’aimerais que vous me répondiez…
— À quel sujet ?
— Pourquoi avez-vous eu l’idée d’appeler M. Mashiba ce soir ?
— Quand Mme Mashiba m’a confié la clé de la maison, je me suis dit que je ferais mieux de l’appeler de temps à autre. Pour lui rendre service s’il en avait besoin…
— Et vous êtes venue jusqu’ici parce qu’il ne répondait pas, c’est bien cela ?
— Oui, glissa-t-elle avec un hochement de tête.
Kusanagi inclina la sienne sur le côté.
— Il arrive que les gens ne décrochent pas leur portable, non ? Ni leur fixe, d’ailleurs. Vous ne vous êtes pas dit qu’il pouvait être sorti, ou qu’il ne pouvait pas répondre à son portable ?
Après un court silence, elle fit non de la tête.
— Non, pas du tout…
— Pourquoi ? Vous étiez inquiète à son sujet ?
— Non, ce n’est pas cela. Juste légèrement préoccupée.
— Préoccupée…
— Je n’aurais pas dû l’être ? Je n’aurais pas dû venir jusqu’ici ?
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Vous vous sentiez responsable, simplement parce que Mme Mashiba vous avait confié la clé, c’est ça ? Je vous trouve admirable. Et la suite a prouvé que vous aviez raison d’être préoccupée. Vous avez bien fait.
Elle parut ne pas prendre pour argent comptant ce qu’il disait et elle détourna la tête.
Un Pajero rouge foncé s’arrêta devant eux. Kaoru Utsumi en descendit.
— Tu as un quatre-quatre ? demanda Kusanagi en écarquillant les yeux.
— Il est confortable, répondit-elle en invitant Mlle Wakayama à y monter.
Elle prit place sur le siège arrière, et Kusanagi l’imita.
Utsumi s’assit à son tour et alluma le GPS. Elle avait déjà enregistré l’adresse de sa passagère qui habitait dans l’arrondissement de Meguro.
— Excusez-moi mais… fit Hiromi Wakayama une fois que la voiture roulait. M. Mashiba… Vous ne croyez pas qu’il s’agisse d’un accident ou d’un suicide ?
Kusanagi regarda la conductrice. Leurs regards se croisèrent dans le rétroviseur.
— Il est trop tôt pour le savoir. Il faut attendre les résultats de l’autopsie.
— Mais vous appartenez à la brigade criminelle, non ?
— Oui, mais pour l’instant, nous ne sommes pas certains qu’il s’agisse d’un meurtre. Nous ne pouvons rien dire de plus, ou plutôt, nous n’en savons pas plus.
— Ah, je vois, murmura la jeune femme.
— Si vous le permettez, je voudrais vous demander si vous avez une idée sur l’identité du meurtrier, si tant est qu’il s’agisse d’un meurtre.
Kusanagi avait l’impression qu’elle retenait son souffle, et il concentra son attention sur ses lèvres.
— Je ne sais pas… M. Mashiba est le mari de mon professeur, et je ne sais presque rien de lui, répondit-elle d’une voix qui manquait de vigueur.
— Ah bon… Ce n’est pas grave si vous ne pouvez rien répondre. Si vous pensez à quelque chose d’autre, n’hésitez pas à nous le faire savoir.
Elle se contenta de garder le silence, immobile.
Lorsque la voiture s’arrêta devant son immeuble, elle en descendit et Kusanagi vint s’asseoir à côté de sa collègue.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il sans la regarder.
— Elle a du caractère, non ? répliqua-t-elle en faisant redémarrer la voiture.
— Du caractère ? Tu trouves ?
— Oui, elle était tout le temps au bord des larmes, non ? Et elle a réussi à ne pas en verser une seule devant nous.
— Peut-être parce qu’elle n’était pas si triste que ça.
— Non, je suis sûre qu’elle a pleuré. Qu’elle n’a pas cessé de le faire en attendant l’ambulance.
— Comment peux-tu le savoir ?
— À la manière dont ses yeux étaient maquillés. J’ai remarqué qu’elle avait fait des retouches.
Kusanagi considéra le profil de sa jeune collègue.
— Tu crois vraiment…
— J’en suis certaine.
— Les femmes ne voient pas les choses comme nous. Je précise que c’est un compliment.
— Je l’avais compris, dit-elle avec un demi-sourire. Mais quelles sont tes conclusions ?
— Pour faire court, elle me paraît suspecte. Je veux bien qu’elle se soit sentie responsable à cause de la clé, mais de là à ce qu’une jeune femme comme elle aille voir ce qui se passe dans la maison d’un homme seul…
— Je suis d’accord. Moi, je ne le ferais en aucun cas.
— Serait-ce excessif de penser qu’elle et la victime étaient amants ?
Elle soupira imperceptiblement.
— Bien au contraire, je ne vois pas d’autre explication. Ils devaient probablement dîner ensemble ce soir.
— Dans ce restaurant d’Ebisu ! s’exclama Kusanagi en se donnant une tape sur les genoux.
— Le restaurant a appelé parce que le client n’arrivait pas, non ? La réservation était pour deux personnes. Donc ni M. Mashiba ni son convive n’étaient là.
— Que ce convive ait été Hiromi Wakayama explique tout.
Kusanagi fut immédiatement convaincu que les choses s’étaient passées ainsi.
— Si nous avons raison, je pense qu’on pourra facilement l’établir.
— Comment ça ?
— Les tasses à café. Ils ont dû se servir de celles qui étaient dans l’évier. Si c’est le cas, il y aura ses empreintes digitales sur l’une des deux.
— Je vois. Mais cela ne signifie pas que nous devons la traiter comme faisant partie des suspects.
— J’en suis consciente, dit-elle avant d’arrêter sa voiture au bord du trottoir. Je peux passer un coup de fil ? Je voudrais m’assurer de quelque chose.
— Bien sûr, mais qui veux-tu appeler ?
— Hiromi Wakayama, évidemment !
Elle composa le numéro sous les yeux étonnés de Kusanagi. La communication fut établie.
— Mademoiselle Wakayama ? C’est Kaoru Utsumi, l’inspectrice qui vient de vous raccompagner… Non, non, ce n’est rien de grave. J’ai oublié de vous demander ce que vous comptiez faire demain… Ah, je vois. Très bien. Désolée de vous avoir dérangée. Reposez-vous bien, conclut-elle avant de raccrocher.