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FRANÇOIS-HENRI DÉSÉRABLE

UN CERTAIN M. PIEKIELNY

roman

Aux souris tristes

« (…) car on ne saurait mieux dire. »

ROMAIN GARY, Les cerfs-volants

PREMIÈRE PARTIE

1

En mai 2014, des hasards me jetèrent rue Jono Basanavičiaus, à Vilnius, en Lituanie.

Un ami se mariait, il me prit pour témoin. J’aimerais, dit-il, que tu organises mon enterrement. J’objectai que c’était un peu tôt, qu’il avait encore de belles années devant lui, qu’en outre il semblait jouir d’une robuste constitution, mais que le cas échéant je saurais m’occuper de sa veuve. De vie de garçon, précisa-t-il. Ah, dis-je, tu veux dire promenade sur les Champs-Élysées, déguisé en cow-boy ? Il voulait dire strip-tease et hockey sur glace.

Nous prîmes donc des billets pour Minsk, où se tenait un tournoi de hockey qui devait nous servir d’alibi, parce que vois-tu, mon amour, qu’y pouvons-nous si le futur marié est amateur de patins et de crosses, s’il rêve d’assister aux championnats du monde, et s’ils ont lieu cette année en Biélorussie où les filles sont si belles et si blondes et si promptes à se dévêtir ? Du reste, jurâmes-nous la main sur le cœur et les doigts croisés, de Minsk nous ne verrions que sa patinoire et notre hôtel. Nous étions quatre, il ne restait que trois places dans l’avion, pas grave, dis-je, je prendrai un vol pour Vilnius, et de Vilnius un train pour Minsk. Ainsi me retrouvai-je en Lituanie.

2

De la Lituanie je n’avais qu’une image naïve et sommaire, aux contours imprécis. Les époques se confondaient, se télescopaient dans mon esprit en un méli-mélo folklorique et loufoque : je voyais, pêle-mêle, des chevaliers cabrant leurs montures au milieu de rues grises, le Petit Père des peuples empoignant Gediminas au collet, ou des apparatchiks livrant combat au Royaume des Tatars. Tout cela n’avait ni queue ni tête et je pris conscience assez vite que la Lituanie m’était inconnue. Je ne savais finalement que deux ou trois choses sans grand intérêt : qu’elle s’écrivait sans h après le t, qu’elle était le plus grand des trois États baltes, qu’elle comptait près de trois millions d’habitants. (À vrai dire, je connaissais aussi le nom de son meilleur joueur de hockey, mais pressentant qu’il me serait parfaitement inutile, je m’efforçais à l’effacer de ma mémoire – débarrassons-nous-en une fois pour toutes en le casant ici, Dainius Zubrus, et n’en parlons plus.)

3

À Vilnius ce jour-là le soleil faisait grève, le ciel était gris, délavé, et la pluie jouait du tambour contre la tôle des avions – roulement savoureux quoique légèrement monotone pour me souhaiter bienvenue. Ayant récupéré ma valise, je pris un taxi et me fis déposer devant la gare. Il était midi, mon train pour Minsk ne partait pas avant deux heures, j’avais donc le temps de déjeuner puis de prendre mon billet, mais pour la visite de la ville, tant pis, une autre fois.

J’entrai dans un restaurant en sous-sol, une de ces tavernes aux murs en moellons, aux plafonds enfumés, aux cheminées dans quoi l’hiver brûlent de grands feux : l’âtre inutile au printemps souriait de sa gueule béante, encrassée, cependant qu’au plafond grésillaient deux ampoules, jetant une lumière blafarde sur le vieux ciré jaune du seul client ce jour-là, un jeune homme pesamment accoudé pour ne pas dire avachi sur la table, la joue posée contre la paume de sa main, l’autre main cramponnée à l’anse d’une chope.

J’allais rebrousser chemin mais nos regards se croisèrent ; le jeune homme me toisait, l’œil éteint au fond duquel se ranima soudain le semblant d’une flamme : fardée comme une reine, la serveuse approchait. Elle était jeune, plus jeune encore que le jeune homme ; elle avait des cheveux blonds, noués en catogan ; un chemisier blanc, largement échancré, et là-dessous des seins exubérants, lourds comme les compliments du jeune homme qui lui faisait une cour un peu vaine (j’imagine, je ne parle pas lituanien).

D’un geste de la main, autoritaire et bienveillant, souverain, la reine me désigna dans un angle une table. Je consultai la carte, grossièrement plastifiée : des traces de doigts, laissées par les clients successifs comme autant de preuves irréfutables de leur passage en ces lieux, se superposaient aux noms de plats lituaniens. Je commandai un burger. Et vous avez du Wifi ? Oui, fit la serveuse, et elle me tendit un bout de papier sur lequel, en caractères minuscules, était écrit le mot de passe (X-fh3_pH-38, ça ne s’oublie pas). Je renonçai à taper cette combinaison absurde de chiffres, de lettres et de tirets en tous genres, sortis un livre de ma valise, en lus quelques pages (il n’était pas très bon), le posai sur la table : mon burger était là. Puis je demandai l’addition (huit euros quatre-vingts).

Pourquoi, ayant extrait de mon portefeuille un billet de dix euros, et me dirigeant vers la serveuse avec à la main celui-ci, je laissai celui-là sur la table, bien en évidence entre l’assiette vide et le livre trop plein ? Il est des mystères qui ne seront jamais résolus. Toujours est-il que, ayant payé la reine qui n’était pas d’Angleterre (Keep the change, lui avais-je dit, et alors elle m’avait rendu un euro et vingt centimes), je revins à ma table pour n’y trouver plus que l’assiette et le livre : mon portefeuille n’était plus là. Je me tournai vers le jeune homme, peut-être avait-il vu quelque chose ? Non, il avait disparu, lui aussi (je n’avais décidément pas de chance). Je me retrouvai donc sans argent – sans compter bien sûr l’inestimable viatique qu’avait remis la reine à son page –, quelque part où je ne connaissais ni la langue ni le moindre habitant, sinon Dainius Zubrus et encore, seulement de nom. Le train pour Minsk partait dans un peu moins de trente minutes et je n’avais toujours pas de billet. Il pleuvait.

4

Mon père. Il fallait que j’appelle mon père, et de toute urgence, et tant pis si c’était la seule solution. Je lui expliquai le tout en trois phrases, Vilnius, la taverne et la pluie, et le priai de me faire aussi vite que possible un virement via Western Union. Puis je hélai un taxi, me fis déposer devant l’agence, et je payerai la course après avoir récupéré mon dû, dis-je. Mouais, fit en lituanien le chauffeur en canadienne (c’était un mois de mai plutôt frais). Alors j’ajoutai que j’avais là un euro et vingt centimes, et que, s’il le souhaitait, j’étais disposé à les lui laisser en guise d’acompte. Mouais. Je reviens tout de suite, dis-je, ça sera l’affaire de cinq minutes. Trente-cinq minutes plus tard j’avais de quoi payer mon billet : le train ne m’avait pas attendu.

Je m’acquittai de la course, puis je congédiai le taxi désormais inutile. Une pluie battante me cinglait le visage ; je la regardais tomber, en rafales, dans le faisceau lumineux des phares du taxi déjà loin. Le prochain Vilnius-Minsk partait le soir même, j’avais plusieurs heures devant moi ; je pouvais errer dans la ville à ma guise. Pour aller où ? Dans quel but ? On verrait bien. Je marchai au hasard ; les arbres s’égouttaient tristement ; quelques feuilles gisaient, détrempées, sur les trottoirs ; je me lançai à l’assaut de la ville, tirant ma valise dont les roues formaient deux rigoles parallèles, éphémères, aussitôt disparues. Je pris tout droit, me protégeant vaguement de l’averse avec mon livre (il n’était pas meilleur parapluie). À la première intersection, je tournai à droite, sur une longue rue que je descendis trois cents mètres, laissant arbitrairement à ma gauche les bulbes verts d’une église orthodoxe (quand trois ans plus tard je devais retourner pour la quatrième fois à Vilnius, les bulbes ne seraient plus verts mais dorés, repeints tels qu’ils étaient à l’origine, tels, penserais-je alors, qu’il avait dû les voir tous les jours en sortant de chez lui) pour continuer encore à droite, rue Jono Basanavičiaus. Au no 18, sur la façade d’un immeuble de stuc jaune dont le porche donnait sur une cour intérieure, se trouvait une plaque, en lituanien et en français :