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Et si Mina Kacew n’a pas joué Gogol, elle n’a pas pu ne pas en conter la vie à son fils, et je l’entends, un soir, à la lueur d’un cierge flambant, lui dire la fratrie excessive, l’exil et la mystique, le legs sacré de Pouchkine et la mélancolie, les autodafés dans le poêle, le grand autodafé de février 1852, les bains de glace et l’échelle, enfin, implorée dans l’aube pour grimper vers le ciel. Ce même soir ou un autre, peu importe, de sa voix un peu rauque, elle lui a lu quelques pages de Gogol, là-dessus il s’est endormi et elle n’a pas pu le regarder s’endormir, ce petit garçon sorti de ses entrailles, sans prier pour qu’il fût aussi et surtout sorti du Manteau de Gogol, comme l’oncle Fiodor, comme beaucoup d’autres après lui, et cependant qu’il rêvait, ce petit garçon, de barines, de moujiks en touloupe, de grooms en livrée, de parties de whist jusqu’au bout de la nuit, de britchkas cahotant par les rues de Pétersbourg, de villages où les isbas ressemblaient à des bûches empilées et de Cosaques chevauchant dans les étoiles, elle n’a pas pu ne pas rêver pour lui d’un destin identique à celui dont la plume les avait fait chevaucher.

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Dans Comme un roman, Daniel Pennac établit une liste de droits imprescriptibles du lecteur parmi lesquels le droit de lire n’importe où. Pennac l’écrivain raconte alors comment, pendant son service militaire, le seconde classe Pennacchioni se portait volontaire, chaque matin, à l’infamante corvée de chiottes. Non qu’il fût un fanatique de la serpillière et du balai, mais quinze minutes à récurer les latrines suffisaient à ce qu’on l’y oublie et qu’on le laisse seul toute la matinée, sur un siège en faïence avec les œuvres complètes de Gogol entre les mains, mille neuf cents pages dissimulées dans la poche droite de son treillis militaire. De ce fait d’armes, écrit Pennac, « il ne reste que deux alexandrins, gravés très haut dans la fonte d’une chasse d’eau, et qui comptent parmi les plus somptueux de la poésie française :

Oui je peux sans mentir, assieds-toi, pédagogue, Affirmer avoir lu tout mon Gogol aux gogues. »

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De Gogol je n’avais lu, avant de commencer cette enquête, qu’un seul livre, et je l’avais lu, ce livre, au bureau, c’est-à-dire dans mon lit. (Il ne faut que deux choses dans la vie : de bonnes chaussures et un bon lit. On passe deux tiers de son temps dans les unes, un tiers dans l’autre.)

Ce livre avait pour titre Les Âmes mortes, chef-d’œuvre de Gogol que Gary a d’ailleurs évoqué dans Chien Blanc – un édito étiré sur deux cents pages, écrit à l’emporte-pièce, pas inintéressant mais pas non plus inoubliable, et que par conséquent j’aime un peu moins. Dans Chien Blanc, donc, Gary écrit : « Rappelez-vous que le mot “âme” désignait jusqu’en 1860, date de leur libération, les serfs en Russie. L’“âme” était une unité de vente et d’achat, le prix d’une âme à l’époque des Âmes mortes de Gogol se situait aux environs de deux cent cinquante mille roubles, à peu près l’équivalent de vingt-cinq mille anciens francs. » Ce qui fait aujourd’hui un peu plus de deux cent cinquante euros mais là n’est pas le sujet : le sujet, c’est que Gary a lu Gogol, et qu’on en tient, dans ces lignes – et dans celles de la Promesse –, la preuve littérale, irréfutable et parfaite.

Je décidai donc, moi aussi, de lire Gogol, tout Gogol, en commençant par la relecture des Âmes mortes, ou du moins de la première partie des Âmes mortes (la deuxième, Gogol l’a brûlée), qui débute par l’arrivée de Tchitchikov, « conseiller de collège, propriétaire foncier, voyageant pour ses affaires » (en vérité un escroc), dans la banale auberge d’un chef-lieu de province, suivi de Sélifane, son cocher aviné, et de son valet Pétrouchka, dont l’auteur nous dit qu’il est doté d’une « odeur sui generis ». Là, Tchitchikov pose ses bagages, commande à dîner, s’enquiert « avec une précision méticuleuse des noms du gouverneur, du président du tribunal, du procureur, de tous les hauts fonctionnaires » et demande « des détails encore plus circonstanciés sur les propriétaires fonciers des alentours » : il veut savoir combien d’âmes ils possèdent, à quelle distance de la ville ils habitent, s’ils y viennent souvent, etc. Puis il visite la ville, présente ses respects à tout ce qu’elle compte de notables, se rend à la soirée du gouverneur, y joue au whist, s’y montre affable et souriant, se fait inviter à d’autres soirées où il se révèle « un homme du monde accompli, sachant toujours et partout soutenir la conversation », au point qu’on s’honore bientôt de l’avoir à sa table.

C’est là que Gogol invente le cliffhanger, ce procédé qui consiste à terminer un chapitre en créant une attente du lecteur (très courant dans les séries télé, quand le héros, dans les dernières secondes d’un épisode, se trouve dans son cercueil où on le croit mort et le voilà qui soudain cligne des yeux ou, plus léger mais non moins captivant, qu’il vient d’être surpris en compagnie de sa maîtresse, dans le lit conjugal, par sa femme qu’il croyait en voyage, et alors que va-t-il se passer ? La suite au prochain épisode).

Ainsi le premier chapitre des Âmes mortes se conclut-il par ce cliffhanger efficace bien que dépourvu de finesse : « Cette flatteuse opinion [sur Tchitchikov] se maintint jusqu’au jour où une bizarre fantaisie du voyageur et une aventure que le lecteur apprendra bientôt plongèrent presque toute la ville dans la stupéfaction. » Et je pourrais en faire autant, user du cliffhanger à la manière de l’auteur des Âmes mortes, préciser que si je parle de lui ce n’est pas anodin, qu’il y a peut-être là-dessous bien plus qu’une énième digression, que le sort de Piekielny se joue autant dans les pages de Gary que dans celles de Gogol (mais peut-être aussi que non, finalement, peut-être que Gogol n’a rien à voir avec toute cette histoire, et que l’ayant terminée on se demandera ce que diable il faisait là-dedans. Nous verrons).

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À Nice, Romain grandit, passe son bac, continue à écrire, d’abord à Aix, ensuite à Paris où il s’inscrit en droit – ce qu’on fait, le plus souvent, quand à dix-huit ans on ignore ce qu’on veut faire de sa vie.

J’ai toujours su à quoi je voulais consacrer la mienne. J’avais donné mes premiers coups de patins dès l’âge de cinq ans, à Amiens, sur la glace du Coliséum, la belle glace étonnamment bleutée cernée de gradins rouges où j’ai passé mon enfance, chaque soir à faire mes gammes, week-end inclus. La glace m’avait appris ce que je savais depuis toujours : rien, en dehors d’une patinoire, ne trouvait grâce à mes yeux.

Le bac en poche, je décidai naturellement d’être joueur de hockey professionnel – et de ne faire que cela. Mon père s’en réjouit (lui-même avait été joueur puis entraîneur de hockey) ; ma mère fut sur le point de s’évanouir. C’était hors de question : elle n’avait pas élevé son fils pour le voir pousser une rondelle de caoutchouc au bout d’un bâton, fût-il prolongé d’une palette savamment incurvée. Hockeyeur professionnel ? Et pourquoi pas, me dit-elle, cracheur de feu sur le parvis de la cathédrale ? Je voulais faire du hockey ? C’était d’accord, à condition que je fasse aussi des études.