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J’avais l’âge où l’on est docile, encore respectueux de l’autorité parentale, et surtout dépourvu de moyens d’existence : j’y consentis. Mais quelles études, et pour combien de temps ? Ce que tu veux, précisa-t-elle, pourvu que tu ailles jusqu’en thèse (elle n’en démordait pas). Alors je décidai de m’inscrire à la fac, pour la forme, en me jurant de n’y jamais mettre les pieds.

La plupart des locaux de l’Université de Picardie Jules-Verne, inaugurée en 1969, se situent en périphérie : après les événements, on jugea plus sage de reléguer les fauteurs de troubles en puissance en dehors de la ville – à quoi bon renverser l’ordre établi au beau milieu des champs de betteraves ? Seules les facultés de sciences, d’économie, de médecine et de droit – dont, à tort ou à raison, on considérait les étudiants moins enclins à la révolte – furent implantées en centre-ville. Aujourd’hui encore elles se trouvent en plein cœur du quartier Saint-Leu, à deux pas de la cathédrale, et à trois de la patinoire.

Les sciences m’épouvantaient, autant sinon plus que la longueur des études de médecine. Restaient donc l’économie et le droit. Avec un palet de hockey, je jouai à pile ou face : ce fut le droit. Au grand bonheur de ma mère, qui déjà me voyait portant l’épitoge écarlate avec effets de manche et se voyait, elle, paradant à mon bras rue des Trois-Cailloux – les Champs-Élysées d’Amiens – où l’on me donnerait du docteur ou du maître (je n’allais pas me contenter d’une thèse, je serais aussi avocat). Ainsi me retrouvai-je sur les bancs d’un amphi, à suivre des cours magistraux où j’appris qu’un article dispose, qu’on interjette appel et qu’on forme un pourvoi. Il n’est pas impossible que l’on m’ait aperçu arpentant les travées de la fac, l’air pénétré, un Code civil sous le bras : j’étais de ceux qui doctement prononçaient des mots comme synallagmatique ou chirographaire, pour qui Morsang-sur-Orge le samedi soir était the place to be, et qui savaient évidemment que fraus omnia corrumpit. J’avais l’âge d’un jeune homme et la gravité d’un vieil érudit : un mirliflore doublé d’un barbon, voilà ce que j’étais devenu. Il y eut des examens, des résultats, des éloges : je rougis comme un Dalloz et m’enivrai de gloriole. Le premier semestre prit fin. Il n’y en eut pas de deuxième.

Le chômage des jeunes, à l’époque, était endémique – ni plus ni moins qu’aujourd’hui. Une loi, dite pour l’égalité des chances, devait y remédier promptement, en partie grâce au CPE, dispositif miracle dont l’acronyme recouvrait des réalités différentes : Contrat Première Embauche pour le gouvernement, Chômage Précarité Exploitation pour l’opposition, Contre-Pouvoir Étudiant pour la jeunesse, dont une partie protesta d’abord dans la rue, puis rapidement dans les amphis : un peu partout on se réunit en assemblées générales, on vota des motions de censure, on coucha des chaises et des tables devant les portes d’entrée (on disait pompeusement « élever des barricades »). La plupart des facs furent bloquées. L’Université de Picardie – en centre-ville comme ailleurs – ne fit pas exception : elle devint un des bastions de la contestation étudiante.

En dehors de ma prière du soir (les quatre heures quotidiennement consacrées aux dieux de la glace), je me trouvai désœuvré. J’en profitai pour ne rien faire, rêvasser, me promener, regarder la pluie tomber (distraction qui là-bas peut longtemps vous tenir en haleine : il pleut sans arrêt, et l’absence de pluie est signe annonciateur de pluie, s’il ne pleut pas, c’est donc qu’il va pleuvoir) ; l’ennui me fut vite ennuyeux.

Je ne sais comment, un après-midi de mars, mes pérégrinations me portèrent rue de la République, devant la bibliothèque Louis-Aragon dont le nom m’était inconnu mais pas l’édifice, vaste bâtisse néoclassique soutenue par une rangée de colonnes doriques – la première fois que je la vis, je la trouvai franchement laide. J’entrai là-dedans à tâtons, comme on s’aventure dans un lieu inexploré et vaguement menaçant : il y avait là, par milliers, ces objets inexplorés et vaguement menaçants qu’on appelle des livres.

J’en pris un au hasard et soudain, descendu de cheval, j’allais le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allais dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allais et souriais, étrange et princier, sûr d’une victoire. En cinq jours de pure exaltation je lus Belle du Seigneur, et dès lors je vécus entouré de livres. En ce printemps où la jeunesse française était dans la rue, j’étais à l’étude quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre ; ou bien j’étais avec Joseph K., qu’on avait sûrement calomnié car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin ; ou alors j’étais à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ; à moins que je ne fusse bien des années plus tard, face au peloton d’exécution.

Le sort du CPE qu’on allait bientôt exécuter m’était indifférent : on aurait pu mettre à bas les institutions de la République et guillotiner le président sous mes fenêtres, j’aurais tiré les rideaux. De tout cela désormais je me foutais royalement. J’étais Kafka notant dans son Journal, à l’été 1914 : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi, piscine. »

La loi finalement fut promulguée, puis suspendue ; un petit matin sonna le glas du Grand Soir ; on redressa les tables, on épousseta les chaises : il n’y avait plus de barricades. Les cours reprirent ; je n’y retournai pas. On me croyait sur les bancs de la fac : j’étais à la bibliothèque où je lisais, j’écrivais. Je ne savais pas, alors, que ma vie tout entière allait tenir dans ces deux verbes, au point qu’elle se confondrait avec eux.

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Mais revenons à Gary. Est-ce que parlant de moi ce n’est pas de lui que je parle ? Je crois savoir ce qu’est l’exigence d’une mère ; j’avais une Mina Kacew, moi aussi, seulement celle-là n’empilait pas en esprit des romans comme un marchepied vers la gloire – une thèse, pensait-elle, m’y mènerait plus sûrement –, mais l’une comme l’autre voulaient nous voir leur rendre au centuple ce dont la vie les avait injustement spoliées.

Pour Mina les Lettres n’étaient pas suffisantes : que son Romouchka devînt l’un des plus grands écrivains de son temps, d’accord, mais il fallait de surcroît qu’il fût ambassadeur, rien de moins. D’où le droit. Quelques années pendant lesquelles il va négliger ses cours pour écrire, commencer puis finir un roman qui sera refusé, faire lire Proust à une jeune charcutière, dévorer des bocaux de concombres salés, se gaver de croissants chez Capoulade, à l’angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot, où l’on peut aujourd’hui déjeuner d’un mauvais burger et de frites surgelées, coucher avec une adorable Suédoise qui découchera, faire des dizaines de petits boulots parmi lesquels garçon dans un restaurant de Montparnasse, livreur tricycliste, réceptionniste dans un palace de l’Étoile, figurant de cinéma, plongeur chez Larue, au Ritz, et rédacteur de nouvelles pour des journaux qui de plus en plus vont consacrer leurs manchettes au moustachu exalté de Berlin, un dictateur allemand à la mode. Mais Romain à cette époque se foutait des dictatures, il se foutait de l’Allemagne, et il se foutait plus encore de la mode. Il rêvait de plages et de galets, de jeunes filles un peu lestes et vêtues de peu, de petite vertu, et c’est ainsi qu’on le retrouve en novembre 1938 à Salon-de-Provence, incorporé sous le soleil tapageur du Sud avant d’être envoyé sous celui plus timide du Centre, à l’École de l’Air d’Avord où « bardé de cuir, casqué, ganté, les lunettes sur le front » il est convié à s’envoyer en l’air – peut-être pas de la façon qu’il avait prévu. Puis ce fut Bordeaux-Mérignac et les heures passées comme navigateur, mitrailleur et bombardier, puis la guerre et hop ! fini l’entraînement, direction l’Angleterre où se jouait l’honneur de la France.