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C’est à cette époque à peu près, un peu avant de s’envoler pour Londres, dit-il dans une interview, qu’il a lu Les Soirées du hameau. Dans « Une terrible vengeance », l’une des nouvelles du recueil de Gogol, l’histoire se passe à Kiev, au temps des Cosaques, quand l’essaoul Gorobets célèbre les noces de son fils : « On aimait à bien manger au temps jadis, on aimait plus encore à bien boire, et on aimait par-dessus tout à bien s’amuser », alors on mange, on boit, on s’amuse, les musiciens jouent, les jeunes filles dansent, et quand arrivent les icônes, un Cosaque se métamorphose en vieillard. On le prend pour un sorcier, et alors l’« étrange vieillard, écrit Gogol, siffla d’une voix rauque, fit claquer ses mâchoires comme un loup et disparut ».

D’habitude, après une phrase comme celle-ci je referme le livre. L’heroic fantasy, très peu pour moi. Mais qui étais-je pour abandonner Gogol en cours de lecture ? J’ai continué, et je dois dire que bien m’en a pris. Un peu plus loin, au chapitre III, il y a ce passage qui me fait penser au Piekielny de la Promesse – ou tout au moins à l’idée que je me fais du Piekielny de la Promesse : « Le Cosaque (…) trouve plaisir, en se réveillant au milieu de la nuit, à jeter un coup d’œil sur le ciel vertigineux tout parsemé d’étoiles et à frissonner quand le froid de la nuit vient rafraîchir ses os de Cosaque. S’étirant et marmonnant à travers son sommeil, il allume sa pipe et s’emmitoufle de plus belle dans sa chaude pelisse. »

Du Piekielny tout craché.

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Plus d’un mois et demi avait passé et je n’avais toujours pas de réponse à ma lettre. Le mécanisme était grippé. Est-ce qu’il n’y avait pas là-bas, aux Archives lituaniennes, « l’une de ces sentinelles de l’oubli chargées de garder un secret honteux, et d’interdire à ceux qui le voulaient de retrouver la moindre trace de l’existence de quelqu’un » ?

Il y avait pourtant bien des archives – il s’en était fallu de peu qu’il n’y en eût pas. Les Allemands avaient employé tout leur zèle à les faire disparaître, efforts entravés par le zèle au carré de la « Brigade des papiers » – c’est le nom que s’étaient donné les quelques Juifs du ghetto de Wilno réquisitionnés pour faire le tri parmi les milliers de documents pillés, et les distinguer selon un seul et unique critère, gage de l’efficacité nazie : d’un côté ceux dont la reliure était belle et qui par conséquent devaient être envoyés à Francfort ou Berlin, et de l’autre tout le reste, destiné au pilon.

Des milliers de documents furent soustraits aux pillards, disséminés dans des caves et dans des combles et retrouvés après la guerre puis à nouveau dissimulés : le moustachu de Moscou ayant décidé de parachever le travail de son homologue berlinois, il fallut à nouveau les cacher. Ce que fit Antanas Ulpis, bibliothécaire grâce à qui, un demi-siècle plus tard, on put enfin les exhumer, les classer, les ranger, et les oublier sur des étagères jusqu’au jour où l’on découvrit, sous l’impulsion de Romas Ramanauskas, président du « Club Romain Gary de Vilnius », plusieurs chemises cartonnées dont l’une contenait les papiers d’identité d’un certain Roman Kacew, quatre autres ceux de sa mère, Mina Kacew, six autres ceux de son père, Leiba Kacew, et deux autres les registres des résidents du no 16 de la rue Wielka Pohulanka (Grande-Pohulanka, en polonais).

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J’envoyai donc un mail à Elžbeta Šimelevičienė, archiviste à Vilnius. Est-ce qu’elle pouvait les consulter, ces registres, pour la période 1921-1925, et me dire si l’on y trouvait la mention d’un certain M. Piekielny ? Elle fit droit à ma requête qu’elle allait transmettre aussitôt, me dit-elle, à Dalius Žižys, directeur des Archives nationales. Huit jours plus tard, je reçus en pièce jointe d’un e-mail la lettre que voici :

[À propos de M. Piekielny : Nous aimerions vous informer qu’aucune trace n’a été trouvée dans les archives concernant un M. Piekielny vivant au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Vilnius (Wilno), où Romain Gary (Roman Kacew) et sa mère Mina Kacew ont vécu, entre 1921 et 1925.]

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Dans la salle du Grand Conseil du Palazzo Ducale à Venise, on peut voir les portraits des soixante-seize premiers doges moins celui de Marin Falier dont le visage – longue barbe blanche et nez saillant – a été recouvert d’un voile noir après qu’il fut jugé coupable de haute trahison, décapité dans la cour du palais, et frappé de damnatio memoriae, cette condamnation post mortem à l’oubli qui nous vient de la Rome antique et consistait, par des moyens divers et variés, à supprimer rétroactivement toute trace de l’existence d’une personne.

Or je commençais à me demander si Piekielny, bien qu’il ne fût, jusqu’à preuve du contraire, ni doge ni empereur romain, n’avait pas été frappé, lui aussi, de damnatio memoriae. Des archives existaient – des hommes avaient risqué leur vie pour qu’elles existent –, mais son nom, lui, semblait n’avoir d’autre existence que dans le livre de Gary, comme si, en dehors de ce livre, derrière chaque coup de crayon il y avait eu un coup de gomme.

L’hiver à Vilnius est bicolore. Le jour se lève à neuf heures, à seize heures la nuit tombe et la ville est plongée dans le noir. Le reste du temps tout est blanc : les toits des maisons, les dômes des églises, les capots des voitures et les sillons qu’elles laissent sur les routes, blanches elles aussi.

La première fois que je m’étais trouvé à Vilnius, c’était au printemps, fortuitement, sous la pluie. La deuxième fois ce fut en hiver, et je m’y trouvai volontairement sous la neige : j’avais décidé de me rendre aux Archives, où je comptais consulter les registres des résidents du no 16 de la rue Grande-Pohulanka. Après tout, pensais-je, on avait pu se montrer négligent, on avait pu se tromper, et je voulais en avoir le cœur net : il me fallait constater de visu l’absence, dans ces registres, d’un certain M. Piekielny.

J’y débarquai sans m’être annoncé un matin de décembre, comme les chasseurs dans la neige dans un Brueghel l’Ancien. Descendu du taxi, ayant rabattu les oreilles de ma chapka, boutonné mon manteau jusqu’au col et fourré mes mains dans des gants, eux-mêmes fourrés dans des poches, elles-mêmes doublement molletonnées, j’étais prêt à braver le vent froid – presque aussi froid que le gros bâtiment assez laid, lecorbusien, purement fonctionnel et post-soviétique érigé au milieu de nulle part, là où jadis se trouvait une forêt que l’on avait rasée au bulldozer, des chênes et des mélèzes, des frênes abattus par centaines, donc, pour stocker du papier.