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Tu peux enfouir le passé, me dit mon grand-père, tu ne l’empêcheras pas de ressurgir.

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Est-ce que Piekielny, lui aussi, allait finir par ressurgir ?

Il ne tenait qu’à moi de draguer les eaux du Léthé.

Quelques mois plus tard je retournai à Vilnius, avec cette fois-ci l’autorisation de consulter les archives. Dans la bibliothèque, sur une table, m’attendaient une paire de gants blancs et deux chemises cartonnées. Dans la première se trouvait le « Ksiega Meldunkowa mieszkańców domu no 16 W. Pohulanka » (Livre d’enregistrement des résidents du no 16, de la rue Grande-Pohulanka) de l’année 1921, et dans la deuxième celui de l’année 1925.

En tout, une soixantaine de pages écrites en polonais : il y avait un peu moins de trois cents habitants dans l’immeuble, dont les deux tiers, ainsi que l’attestait la mention « Zyd » (abréviation de « Zydowski »), étaient juifs, les autres étant pour la plupart polonais (« Pol », pour « Polski »). Outre l’origine, les registres indiquaient, pour chaque habitant, le nom et le prénom, le nom des parents, le numéro de l’appartement, la date et le lieu de naissance, la situation conjugale, la confession, les sources de revenus, le lieu de la résidence précédente, etc., le tout étant reporté le plus souvent à l’encre noire et plus rarement violette, fantaisie détonnant avec la sobriété de l’ensemble. Sur le dix-septième feuillet (encre noire), je trouvai le nom de Mina Kacew et celui de son fils Roman, ce qui après tout n’avait rien de bien surprenant – ils avaient vécu au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, c’était incontestable, des témoignages existaient qui faisaient foi, et il n’y avait, par conséquent, aucune raison que leurs noms ne se fussent pas trouvés dans les registres –, et pourtant je fus troublé de les voir là, ces noms, ému de les lire en toutes lettres, contemplant longuement ce K dont les deux diagonales équidistantes se rejoignaient au même niveau sur le fût pour former une petite boucle replète, ce a légèrement incliné vers la gauche dans une sorte d’italique inversé, ce c qui ressemblait à un e, ce e parfaitement conforme aux canons traditionnels et ce w qui l’était si peu, simple ligature de deux v dont l’un semblait retenir l’autre qui cherchait à prendre la fuite, oui, je dois confesser qu’elles m’émurent, ces lettres qui se suivant, s’entrecroisant, se mêlant l’une à l’autre formaient le nom de Kacew, et repensant aujourd’hui à l’émoi qui fut mien ce jour-là, je crois pouvoir dire qu’il résultait de ce que j’avais pour la première fois sous les yeux la preuve irrésistible, irréfragable, irréfutable de la présence, pendant quelques années au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, d’un petit garçon qui devait devenir un grand écrivain.

Outre le nom de Kacew, je cherchai un autre nom, celui-là commençant par les lettres P-i-e et, un instant, je crus bien l’avoir trouvé, ce nom, je crus bien être tombé sur Piekielny mais non, ce n’était pas lui, un t suivait les trois premières lettres, comme dans Pietkiewicz, Helena (« Zyd »), née en 1898 à Wilno, ce qui voulait dire qu’elle avait connu le petit Roman quand elle était une jeune fille et qu’il n’était qu’un enfant, ce qui voulait dire aussi qu’elle l’avait sûrement croisé dans la cour, venteuse en automne quand les ombres rallongent et se roulent dans un tapis de feuilles mortes, enneigée l’hiver ou peut-être plus tard, à la saison des premiers embrasements, quand la neige a fondu goutte à goutte sur les lèvres fiévreuses, à moins que ce ne fût dans la langueur de l’été, la nuit, sous les étoiles infinies quand les lèvres, avides et tremblantes, sont d’une infinie curiosité, ce qui voulait dire enfin qu’elle avait dû connaître aussi la balle dans la nuque au bord d’une fosse, ou les fabriques à nuages dans les plaines à betteraves et barbelés de Pologne, ou les bûchers de Klooga, Helena Pietkiewicz dont il ne reste peut-être qu’un nom sur un registre jauni, un pauvre nom qui fut crié, chuchoté, murmuré, dit des milliers de fois de mille façons et ne veut plus rien dire à personne – et que j’écris comme on lance une bouteille à la mer.

Registre des résidents du no 16 de la rue Grande-Pohulanka (sur la quatrième ligne en partant du haut, le nom de Mina Kacew. Juste en dessous, celui de son fils Roman).

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Il n’y avait donc pas de Piekielny dans les registres des résidents du no 16 de la rue Grande-Pohulanka entre 1921 et 1925. Fallait-il en déduire qu’il n’y avait jamais habité, ou peut-être même qu’il n’avait pas existé ? Pas d’emblée, en tout cas. Les registres avaient parlé ; ils n’avaient pas tout dit. Le peuvent-ils seulement ? Les hommes emménagent dans un lieu, déménagent, font des enfants, se marient, divorcent, se remarient, changent de métier, parfois même d’identité, prennent des photos puis les égarent ou les brûlent, en même temps que les lettres, les papiers. Ils écrivent leur vie, puis c’est la vie elle-même qui se charge de tout effacer.

J’écris ces lignes à Paris, au 56, rue de la Fontaine-au-Roi, dans un appartement minuscule que je sous-loue à l’ami d’un ami qui le sous-louait à un autre ami avant moi. Seule une poignée de main a scellé notre engagement. Aucun bout de papier n’atteste ma présence entre ces murs aujourd’hui. Le bail, les factures, la boîte aux lettres ne sont pas à mon nom. Si dans cent ans – à supposer que l’appartement existe encore – il prenait à quelqu’un l’envie de chercher l’identité de celui qui résidait là un siècle plus tôt, on n’y trouverait aucune trace d’un quelconque Désérable. Faudrait-il en déduire que je n’ai jamais existé ?

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Et si ce nom de Piekielny on ne le trouvait nulle part, nulle part ailleurs que dans les pages de la Promesse ? S’il n’y avait pour archives que ce chapitre VII, ces trois pages – les trois seules – où le nom de la souris apparaît ? Et si, avant qu’il ne fût écrit noir sur blanc dans un livre, ce nom n’avait laissé d’autres traces, imperceptibles, évanescentes et furtives, que celles de son passage dans l’esprit des grands de ce monde ?

Car ce nom méconnu de tous, connu seulement des lecteurs de la Promesse, fut, en compagnie de quelques noms plus illustres, dans d’illustres esprits. La première fois, l’une des premières fois, c’était à la fin de la guerre en Angleterre, sur le terrain de Hartford Bridge. Sa Majesté la reine Elizabeth passait en revue l’escadrille du lieutenant Gary de Kacew : « La reine, écrit Gary dans la Promesse, s’arrêta devant moi et, avec ce bon sourire qui l’avait rendue si justement populaire, me demanda de quelle région de la France j’étais originaire. Je répondis, avec tact, “de Nice”, afin de ne pas compliquer les choses pour Sa Gracieuse Majesté. Et puis… Ce fut plus fort que moi. Je crus presque voir le petit homme s’agiter et gesticuler, frapper du pied et s’arracher les poils de sa barbiche, essayant de se rappeler à mon attention. Je tentai de me retenir, mais les mots montèrent tout seuls à mes lèvres et, décidé à réaliser le rêve fou d’une souris, j’annonçai à la reine, à haute et intelligible voix : — Au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny… »