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Ce petit bout de tissu vert, Gary ne l’avait pas volé. C’est qu’il avait volé, Gary : sur Potez 540 à Bordeaux-Mérignac, où il reçut des shrapnels dans la jambe ; sur Potez 63 jusqu’à Meknès, les réservoirs à vide ; sur Blenheim à Kano, au Nigéria, où il finit sa course contre un arbre ; sur Blenheim encore au nord de Lagos, où il la finit dans la brousse ; sur Luciole au Congo belge, où ce fut un éléphant qui la finit ; de nouveau sur Blenheim en Centrafrique qui s’appelait Oubangui-Chari ; sur je ne sais quel appareil, Hurricane ou Morane, en Abyssinie où Arthur Rimbaud, négociant, a si peu écrit, un rapport et des lettres, des légendes sur des portraits en pied de lui-même, et où lui, Romain Gary, passait ses nuits à écrire ; sur Boston enfin où en dépit des efforts déployés il a failli y passer.

Pas dans le Massachusetts mais dans le ciel français, le 25 janvier 1944. Ce jour-là son Boston – un bombardier léger quadriplace – avec à son bord neuf cents kilos de bombes ainsi que René Bauden, mitrailleur, Arnaud Langer, pilote, et lui-même, Romain Gary, navigateur-bombardier, décolle de Hartford Bridge dans le Hampshire pour se délester sur les rampes de lancement ennemies de l’autre côté de la Manche. On passe au-dessus des prairies, des vallons puis des vagues, et voilà qu’à l’horizon se profile un peu de blanc dans la nuit : la Côte d’Albâtre, les falaises qu’on aborde à tâtons, l’œil aux aguets, la peur au ventre et dans le ventre la tasse de thé avalée au mess avant de prendre son envol, puis de survoler la Normandie en rase-mottes pour échapper aux radars – mais pas aux salutations de la Flak. Les canons antiaériens crachent des obus de 88 à raison de vingt coups la minute et l’un d’eux, inévitablement, finit sa course de mille mètres par seconde dans la carlingue du Boston, ce qui, inévitablement, n’est pas sans faire quelques dégâts : le plexiglas du cockpit a volé en éclats, rien de fâcheux s’ils n’étaient venus clouer les paupières du pilote, rien d’alarmant si Gary, blessé lui aussi, pouvait prendre les commandes à sa place, or une plaque de blindage le sépare de Langer qui les tient, rien de grave au regard du toit coulissant qui refuse de s’ouvrir, ce qui veut dire qu’on ne pourra pas sauter en parachute – et ce qui pour le coup est assez embêtant, puisqu’on va s’écraser d’ici peu.

Quitte à mourir, pense-t-on, autant faire le boulot jusqu’au bout. Continuer vers l’objectif en guidant le pilote à la voix, remplir la mission, et après on verra. Ce que l’on fait aussitôt, ouvrant la trappe, larguant les bombes, détruisant l’objectif, et maintenant voyons : nous avons donc un avion troué de balles, dont l’un des deux moteurs a lâché, piloté à l’aveugle et guidé par un type qui se vide peu à peu de son sang. Ajoutons que Bauden a envie de pisser.

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— Allez savoir comment, ces cons-là ont réussi à s’en tirer.

C’est ce que dit, peu ou prou, le docteur Bercault au colonel Henry de Rancourt. Et puis il ajoute :

– On les a retrouvés inanimés, dans ce qui restait du Boston, leur casque posé entre les jambes. Pour protéger, enfin, vous voyez…

— Voilà, dit Rancourt, ce qu’on appelle « le sens des priorités ».

Sur quoi il considère les blessés, allongés sur un lit de camp, bandés de partout, pas très sains mais bien saufs.

— Comment vont-ils ?

— Gary a été touché à l’abdomen, rien de vital. Le nerf optique de Langer est intact, il va recouvrer la vue. On peut dire, conclut Bercault, qu’ils s’en tirent à bon compte.

Tout le monde est soulagé.

Bauden aussi.

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L’exploit bien sûr n’est pas passé inaperçu. D’abord, l’Evening Standard a parlé des trois miraculés dans ses colonnes, et puis c’est la BBC qui les a invités à raconter leur épopée, et puis un jour que Gary est au mess, on lui apporte un télégramme, de Carlton Gardens, lui dit le planton avec une déférence inhabituelle, faites voir, dit Gary avec un empressement dont il est peu coutumier. Alors il se saisit du télégramme et le balaye du regard : « Le gouvernement provisoire de la République française », blablabla, « vu l’ordonnance », blablabla, « croix de la Libération », et là-dessous il y a son nom de guerre, Romain Gary, précédé de son grade, lieutenant, et tout en bas la signature : Charles de Gaulle.

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Pour Gary la guerre est finie – ou si ce n’est la guerre du moins les combats. On lui accorde une perm, qu’il passe à Londres où l’on commence à se dire que ça y est, this bloody war on en voit le début de la fin. Finis, les matins à longer les murs des immeubles rasés par les bombes des Allemands ; finis, les décombres fumants et les rues jonchées de débris ; finies, les sirènes hurlant dans la nuit et les nuits passées dix mètres sous terre. La ville menace ruine mais la vie va reprendre, ouf, on s’en est sorti sain et sauf. Sauf que bientôt c’est reparti comme en 40, quand la Luftwaffe faisait des siennes dans le ciel londonien.

Le chaos cette fois-ci ne vient plus des Messerschmitt, mais des missiles allemands, V1, V2, dii ex machina du moustachu exalté, qui tombent en giboulées d’avril sous les auspices de Mars et les rires de Berlin – riront bien qui riront les derniers, pensent les Londoniens bien que Londres, en ce temps-là, n’eût vraiment rien d’amusant.

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— Ça vous amuse, Gary ?

— Beaucoup. Pas vous ?

Ce vous, imperceptible en anglais, s’adresse à l’officier britannique du MI5 que visiblement, non, ça n’a pas l’air d’amuser.

— L’affaire est grave. Très grave. Vous en avez conscience ?

La scène a lieu dans un endroit tenu secret, une pièce humide, en sous-sol, avec pour tout mobilier un bureau, deux chaises, un miroir sans tain, et pour seul éclairage une lampe braquée sur le visage du Français pour le moment pas si libre.

— Pas vraiment, non.

— Reprenons. Nous avons donc intercepté un courrier qui vous est personnellement adressé, sur lequel une main anonyme a écrit : « Inutile de venir : les Américains vont débarquer. » Vous voyez le nom sur l’enveloppe ?

— Oui.

— Vous confirmez en être le destinataire ?

— Je confirme.

— Et vous confirmez qu’il s’agit là d’une correspondance codée ?

— Tout à fait.

— Vous savez comment on appelle cela, en temps de guerre ? De la haute trahison.

— De la haute trahison !

— Parfaitement. Et vous savez ce qui attend les coupables de haute trahison ?

— Pas la moindre idée.

— La cour martiale.

— La cour martiale !

— Oui, et le peloton d’exécution.

— Le peloton d’exécution ! Pour si peu !

— Comment ça pour si peu ! Quelqu’un vous informe des mouvements de troupes – nous savons tous deux qu’un débarquement est imminent –, vous donne des instructions – ce mystérieux « inutile de venir » – et vous croyez vous en tirer ? Pour qui travaillez-vous, Gary ? Les Fritz ? Les Soviets ? Vichy ?

— Je travaille pour moi-même, ou du moins pour une jeune fille, vous devriez la voir, une brune aux yeux verts que je devais retrouver secrètement dans trois jours. Nous avons nos habitudes dans un petit hôtel à deux pas d’ici. Or elle est, comment dire, indisposée. « Les Américains vont débarquer », c’est un code, en effet. Elle aurait dû écrire « l’Armée rouge est en marche », vous auriez peut-être compris.